Depuis deux jours, maintenant, la panne a éteint tout le réseau des télécommunications dans tout mon quartier. Plus de téléphone, plus d’internet, plus de télévision, plus de radio, plus d’accès à mes livres en ligne, ni à ma musique, ni à mes services de renseignement et encore moins aux informations. Soudain tout devient difficile d’accès, voire impossible. Je me retrouve nu face à la réalité du monde, obligé de me déplacer pour la moindre information, pour le moindre contact. Cela vient s’ajouter à une pénurie de carburants et des transports en berne qui rendent justement tout déplacement hasardeux. Le vingt et unième siècle vient de se faire la malle. Et cela me rappelle le début des années 70 où le téléphone était un luxe, la télé un média chiche et rare, l’information couchée sur papier, toujours en retard. Et pourtant, après un moment de frustration, la nostalgie a balayé mon désarroi.
Mes années 70 ont duré de mai 68 à la fin de 1980.
Ce furent des années d’intenses découvertes et d’une liberté qui n’avait jamais été telle et ne serait plus jamais la même.
Pour commencer, on avait chassé le Grand Charles et sa chape de plomb de plans quinquennaux et de censures tous azimuts. La jeunesse avait pris la parole et entraîné avec elle toute une vague de pensées nouvelles et enthousiasmantes. Ceux qui se sont opposés à ce mouvement l’ont réduit au gauchisme et à la chienlit du Général. Quelle erreur !
Les années 70, en tous cas les miennes, furent un déluge d’idées, de créations, de liberté, de théories nouvelles, de voyages lointains faits par des jeunes plutôt que par des ethnologues vieillissants. Des jeunes qui partaient se mêler aux autres cultures, découvrir que la vie existait aussi ailleurs. Bali, l’Afghanistan, l’Inde et la Thaïlande étaient leurs destinations favorites. On ne partait plus en vacance, on partait en voyage.
Il y avait la droite pompidolienne, puis giscardienne, toute pleine de progrès économique, de succès dans une société nouvelle et libérale, une droite qui nous imposerait plus tard les années 80, les années « attaché case » et disco. Une droite que stigmatisait une guerre du Vietnam monstrueuse et criminelle. Une droite qui avait abandonné la pesanteur du modèle gaulliste pour la remplacer par le cynisme des affairistes.
Il y avait la gauche, traînant le bilan « globalement positif » de l’Union Soviétique, qui ruinerait la France en avec des aventures économiques hasardeuses et des projets pharaoniques. Une gauche imprégnée d’idées dépassées avant d’être nées. Il y avait Mao avec sa Révolution Culturelle et son Petit Livre Rouge dont on ne savait pas encore ce qu’ils avaient coûté au peuple chinois. Il y avait Georges Marchais est Georges Séguy, qui haranguaient les foules de leurs promesses qu’on savait fausses. Jack Lang et Robert Badinter n’étaient pas encore en scène …

Un film comme le Chagrin et la Pitié avait mis à mal le mythe d’une France héroïque résistant à l’envahisseur. Brusquement, les jeunes portaient un regard dubitatif sur la gloire de leurs pères. On ne pouvait plus dire comme certains : « Hitler, connais pas ».

Puis, entre les deux murailles branlantes d’une droite comme d’une gauche aux valeurs dépassées, une nouvelle pensée se frayait son chemin, sans beaucoup d’égards pour les idéologies et beaucoup pour les idées. Il s’agissait de faire vivre les fruits de l’inspiration, de mettre en oeuvre tout ce que les médias en plein essor nous enseignaient du monde.
Le chômage n’avait pas encore explosé, le fait qu’il y ait presque un million de chômeurs avait pourtant ouvert la porte au chômage économique qui arrangeait bien les affaires d’une jeunesse qui ne voulait pas faire n’importe quoi, l’inflation s’envolait lentement, mais on trouvait du travail en traversant la rue (pour de vrai). Il suffisait de lire les petites annonces de France Soir pour se trouver des petits boulots qu’il était facile de bien effectuer tout en faisant ses études. J’ai été ainsi employé aux photocopies, garçon de courses, prof de gym, surveillant de cantine, standardiste, employé au dispatching de camions citernes, agent immobilier, assistant de formation, aide comptable, rédacteur d’ouvrage sur l’informatique et je ne sais plus quoi. Certains de ces boulots pouvaient durer toute une année. Le fait que je fus, à partir de 1973, étudiant en doctorat m’octroyait des privilèges mirobolants. Je gagnais peu en en faisant tout aussi peu, mais avec une gloire d’universitaire.

Dans le concert des discours de croissance et de productivité pour « dépasser l’Amérique » commençait à se faire entendre la petite musique discordante de l’écologie.
Paris était encore une ville avec des Parisiens, une vie de quartier, des appartements à bon prix, une nuit sans danger. Alors on sortait et on n’avait pas peur de rentrer chez soi à pied bien après le dernier métro.
Les universités s’étaient émancipées des vieilles barbes et pratiquaient un enseignement où les étudiants étaient invités à participer et à activer leurs neurones à autre chose que l’écoute de maîtres indifférents perchés sur leurs chaires.
La télévision se colorait, se démultipliait et brisait ses barrières pour offrir un spectacle ouvertement provocateur. Aux multiples chaînes s’associait la publicité qui nous ouvrait les yeux sur tout un monde de créativité débridée; on commençait à parler de culture publicitaire. Les propos de 1968 étaient bien loin. On avait remplacé le film du dimanche soir par le beaucoup plus aventureux Ciné-Club et le Cinéma de Minuit.
Coluche, Desproges et le Splendid dynamitaient l’humour.
La Pop Music gagnait ses lettres de noblesses. Les Stones, Pink Floyd, les Doors ou Emerson Lake and Palmer faisait éclater les murs de la musique populaire pour lui donner un ton politique, artistique, contestataire. Les Punks n’étaient pas loin.
Le cinéma se débarrassait des genres, des codes établis. La Nouvelle Vague cédait la place à un cinéma moderne, avant-gardiste, mais aussi ouvertement populaire. Star Wars, Soleil Vert et Blade Runner datent des années 70. Il y avait des cinémas partout et il ne se passait pas une semaine sans que j’aille une ou deux fois voir des films dans le Quartier Latin qui appartenait encore aux étudiants.


Les années 70 tournaient le dos avec insolence aux années 50 et 60 grises et oppressantes, inhabitables par la jeunesse qui n’en finissait pas de se réveiller depuis la fin des années 60.
Ce sont aussi les années de mes études. Notre génération avait été éduqué à l’école communale de la République, celle de Jules Ferry, celle des années 50 et 60 et qui ne badinait pas avec l’instruction. Nous savions écrire et notre culture littéraire devait tout au Lagarde et Michard. Autant dire que nous avions grandi dans le culte de la Langue Française (avec des majuscules). De mon Bac en 69 à mon Doctorat et 78, j’ai traversé ces années en étudiant, en explorant les arcanes de la littérature, du langage et des sciences humaines. Sautant de Barthes à Huysmans, de Lacan à Derrida, de Proust à Lovecraft, de Mac Luhan à Jakobson, je me suis permis toutes les insolences que mon jury de thèse eut un peu de mal à avaler : « Vous n’avez rien à nous vendre, nous n’avons rien à vous acheter ». Il faut dire aussi, qu’en pleine soutenance, une de mes amies entra dans la salle, longue, fine et vêtue de noir, elle vint planter une rose rouge dans mon verre d’eau. Ma surprise fut telle que le jury ne songea pas à me demander si j’avais fomenté cet événement. Le fait que ma thèse fut centrée sur les mass-medias et qu’elle parle de publicité irritait au plus haut point ces universitaires au conservatisme chevillé au corps. Il était presqu’impossible de leur expliquer que mon propos était de démonter les mécanismes pernicieux de la pub, non d’en faire la promotion.
Il faut dire que j’avais fait toutes mes études à l’Université de Paris X, à Nanterre, à laquelle on accédait par la gare de « La Folie, complexe universitaire ». Tout un programme. L’université était cernée d’immenses bidonvilles que nous pouvions contempler depuis les salles de cour. Et puis nous allions manger des sandwiches au saumon fumé dans la cafétéria du club de tennis.


Les CRS débarquaient parfois et nous allions planter des marguerites dans le canon de leurs fusils.
C’est pendant ces années que j’ai pris mon envol, d’abord en quittant ma mère qui ne supportait plus mon insolence et mon ambition, puis mon père qui m’avait accueilli dans sa famille de bourgeois aisés. (Il n’était pas encore ruiné). Mon parcours avait commencé par une chambre de bonne sans eau, avec une simple ampoule sur laquelle j’avais installé une prise voleuse afin de brancher mon électrophone pour écouter du Mahler. Cinq ans plus tard, je me retrouvai dans un petit studio de la rue Lepic, au coeur de la vie parisienne au milieu d’autres jeunes qui peuplaient mon immeuble vétuste mais follement vivant. J’habitais à Montmartre … Je passais mon temps à écrire des nouvelles, des débuts de roman, des lettres et des poèmes. Je dessinais et créais des « oeuvres » pour mon oncle qui me les achetait contre mon argent de poche.
En 1975, j’habitais près de la rue du Commerce dans un immeuble où tout le monde se connaissait, une bande de jeunes qui allaient les uns chez les autres. Le sport habituel, c’était de se retrouver à quarante dans une pièce de vingt mètres carrés. Tout le monde fumait (pas que du tabac) et on dansait sur du disco. À cinq heures du matin, j’étais chargé de préparer une soupe à l’oignon, cela changeait des gin-tonics.
Nous allions aussi ensemble au Commerce, un immense restaurant populaire (héritier des bouillons), sur plusieurs étages, où les garçons, en tablier blanc se pressaient avec une douzaine d’assiettes pleines sans jamais en faire tomber une seule. On y mangeait pour quinze balles (2,5 euros …) en faisant l’addition nous-mêmes sur la nappe en papier en trichant éhontément. Nous ne gagnions pas beaucoup d’argent, mais rien n’était cher. Le restaurant existe toujours, transformé en brasserie aussi à la mode que médiocre et chère.

À vingt ans j’avais déjà découvert l’Amérique et à vingt-et-un, j’avais fait le tour de l’Eurasie, découvrant, la Pologne, la Russie en Transsibérien, le Japon et la Thaïlande. C’était l’époque des charters qui ouvraient le monde à toute une jeunesse avide de découvertes dans des avions bondés pour des prix dérisoires. L’escale à Dubaï se faisait dans une bâtisse en ciment tenant lieu de boutique hors taxe et gardée par un soldat armé d’une Kalachnikov. Et j’étais loin d’être le seul à partir ainsi à la découverte d’un monde que nos ainés refusaient de connaître, ne serait-ce que parce qu’ils y avaient fait la guerre.

Je me souviens de m’être perdu dans Pompéi sans me rendre compte que le site était fermé depuis des heures et que je me promenais seul dans la ville morte, au milieu des fantômes.
Nous faisions des virées à moto, sans casques, sans but précis et on se croyait dans Easy Riders sur les routes de la région parisienne. La vie était dangereuse, mais elle avait une saveur. Solex, mobylettes et motos de tous calibres étaient des instruments de liberté et d’indépendance. On se tuait en Kawa 750, à 150 à l’heure sur la rue de Rennes, comme je musardais sur mon Solex sur les routes du Berry. Plus tard, Jackie (ma femme, une Anglaise aussi empathique que je suis ironique) fit l’acquisition de notre première voiture, une 204 blanche dont une porte arrière tenait avec de la ficelle. On était libres, c’était ça le bonheur. Et mon directeur de thèse qui me demandait où j’avais garé ma Roll. Nous avions hérité de l’ère Pompidou un Paris pour bagnoles. Les Champs Elysées, par exemple, avaient des contre-allées où deux rangées de voitures pouvaient se garer. Et quand cela ne suffisait pas, on se rangeait au milieu de l’avenue, juste en face du cinéma ou nous voulions aller. C’était gratuit, on faisait ce que l’on voulait.

Si on voulait visiter un musée, il suffisait d’y aller et d’entrer sans autre forme de procès. Pas de contrôles de sécurité, pas de réservation sur Internet, pas de complications tatillonnes de l’administration ou de la sécurité. Les années 70 n’étaient pas dangereuses. Je me souviens être aillé à pied à cinq heures du matin faire la queue pour acheter des billets pour Boris Godounov par le Bolchoï. Il suffisait de vouloir.
Beaucoup avaient rapporté de leurs voyages le goût des paradis artificiels et, avec l’aval des Beatles, fumaient et s’envoyaient des pilules aux effets imprévisibles. On se sentait Baudelaire et nos « trips » étaient des incursions dans le monde des rêves.
Les années 60 avaient fini dans la promesse d’ordinateurs omniscients et devenus fous. Et vers la fin des années 70, surgirent des micro-ordinateurs aux possibilités dérisoires qui nous firent rêver de prise de pouvoir sur les complications de la réalité. La fin des années 70 coïncide avec le passage des rêves fous à l’ordinateur de bureau, objet d’asservissement et de dépersonnalisation. Les années 70 sont une tache de couleur entre deux décennies atones. Une acmé dans le défilement du temps.
Je tombais amoureux de filles belles à tomber à la renverse. Mais j’étais si timide que jamais je ne me déclarais. En cette époque de libération et d’amours sans retenue, je demeurais pétrifié par l’inaccessibilité du désir. J’étais persuadé d’être le seul à me sentir paralysé à l’idée de me déclarer auprès des filles que je désirais, croyant trop facilement les rodomontades de mes camarades. Les années 70 étaient gouvernées par l’idée de l’amour libre, facile et versatile. On ne parlait que de « libération sexuelle », ce qui convenait assez peu aux timides de tout poil. Alors je me promenais de rêve en rêve jusqu’à ce qu’elles se lassent de moi. J’en faisait le portrait, je leur envoyais des poèmes, des lettres surréalistes. L’une d’elle prit les choses en main et c’est ainsi que je me mariai. C’est aussi à ce moment que commencèrent les années 80. Et toutes les décennies qui vont suivre nous feront regretter cet âge d’or où tous les rêves étaient possibles.












Et voici les mêmes colorisées …









C’était une époque de libération sexuelle débridée qui se traduisait au cinéma par des films à la sensualité un rien niaise (Emmanuelle), mais aussi par tout un art aux connotations troubles (et troublantes), tel que les photos de David Hamilton que chaque jeune fille affichait sur ses murs et tout un monde d’expériences sexuelles aux alibis culturels parfois douteux. Bien sûr, le porno avait fait son entrée tant dans les cinémas de quartier que dans les vidéo-clubs. Certains voulaient même y voir de l’art. Aujourd’hui, je me demande bien ce qu’aurait dit Reiser de l’explosion de la pudibonderie qui sévit désormais.



Cette libération de la sexualité venait en réaction aux canons de moralité des décennies précédentes, elle prendra fin brutalement dans les années 80 avec l’apparition du Sida.
On ne se souvient aujourd’hui que des ridicules de cette période, ses couleurs pop, ses pantalons à pattes d’eph, Les chaussures à plateforme, les rouflaquettes et les lunettes en forme d’écran de télé. Je portais même un manteau de fausse fourrure ! La mode d’une époque est en général insupportable à celle de l’époque suivante. Celle des années 70, outrancière et joyeuse, n’échappe pas à cette malédiction qui masque l’intense bouillonnement de la culture et des idées de cette période. C’était aussi le temps où Dali se montrait dans la publicité : « Je suis fou du chocolat Lanvin ».

Les politiques aussi avaient leurs ridicules : Giscard jouant de l’accordéon et s’invitant chez des Français moyens, un hobereau en goguettes; Mitterrand simulant son propre enlèvement avec la complicité de Jean Edern Hallier; Le Pen et son oeil de verre, Marchais et ses saillies éructaient à qui mieux-mieux. Mais, au moins, ils n’avaient pas l’odeur de naphtaline des barons du gaullisme représentés par un Malraux au sommet de sa déliquescence et pourtant invité par Nixon pour le conseiller dans sa rencontre avec Mao.

Et cet effondrement providentiel des télécommunications et des moyens de se déplacer qui m’irrite tant, m’offre le temps de vous raconter cette époque qu’on oubliera forcément dans quelques décennies de crises et de désespoir. La décennie de toutes les espérances, de tous les enthousiasmes. Il n’aura suffit que de quelques jours sans les prothèses habituelles du cerveau pour que l’imagination se réenchante, que les membres ankylosés de la créativité se remettent à bouger après bientôt cinquante ans de léthargie.