PROLOGUE
Nous sommes au tout début des années 80. Mon oncle, à un peu plus de cinquante ans, se marie avec un grand cheval très versée dans l’humanitaire et nous invite pour ses noces à la Crémaillère place du Tertre, qu’il a louée toute entière pour la circonstance. On mange et on boit beaucoup et longtemps, mon oncle a du savoir vivre. Sa nouvelle épouse a invité tout le gratin de la pensée humanitaire et, en particulier, Leonid Plioutch, le grand mathématicien dissident soviétique récemment arrivé en France et qui peut enfin sortir librement dans Paris. Après Sakharov et Soljenitsyne, c’est très tendance d’inviter des dissidents à sa table.

Nous en sommes au dessert et à la vodka quand on vient me chercher pour me dire que Monsieur Plioutch aimerait bien avoir un entretien avec moi. Mon sang de Cosaque ne fait qu’un tour et je me rue vers la table du grand homme. Il est là, tout gris, assis au milieu de sa cour d’admirateurs en pamoison. Il tient sa cigarette comme un zek, le bout allumé caché dans sa paume. Il est penché, le regard oblique et murmure en Russe quelques mots à la traductrice qui me psalmodie les paroles du saint :
« Il paraît que vous avez travaillé sur les feuilletons télévisés et que vous avez étudié Dallas, Le maître aimerait que vous lui expliquiez les raisons de la réussite de Dallas ».
Plioutch, le goulag, le génie des mathématiques et Dallas. Le cliff hanger de l’année. Ce n’était pas la première fois qu’on me posait cette question, je n’avais pas trente ans, j’adorais raconter…
ANTENNE 2

Avant de s’appeler France 2, la deuxième chaîne de la télévision française s’appelait Antenne 2. La « deuxième chaîne », cela rappelait fortement que grâce au libéralisme gaulliste, il avait fallu des années pour que naisse une seconde chaîne de télévision. Antenne 2, se construisait comme une marque, « 2 » peut-être, mais résolument moderne. France 2 viendrait plus tard nous expliquer qu’il s’agissait en fait de la seconde chaîne nationale dans le bouquet des chaînes TV.
Il n’en demeurait pas moins vrai que la télévision française était loin de comprendre les raisons du succès extraordinaire des feuilletons américains (et même anglais) face aux tristes performances des productions françaises. Pourtant, entre Bourrel et Mannix, y avait pas photo !


Mon ami Jorge Dana, cinéaste, sémiologue et argentin, et moi même fûmes désignés pour l’enquête. On nous remis religieusement une demie-tonne de cassettes VHS et on nous donna rendez-vous six mois plus tard.
Pendant tout ce temps, nous nous donnions régulièrement rendez-vous chez moi pour explorer le matériel qu’on nous avait fourni, un melting pot de feuilletons français aux destins improbables, quelques feuilletons allemands et une collection de « TV shows » anglais et américains. Nous regardions tout cela en accéléré et intercalions entre ces désastres narratifs et cinématographiques des films que nous allions louer en bas, au vidéo club. Ah, le générique de la Horde Sauvage !!!!
Six mois plus tard, nous avions tout compris : Bon sang, mais c’était bien sûr !
Nous fûmes conviés à présenter nos conclusions devant l’aréopages de tout ce qui se faisait de notable à la télévision. L’accueil fut frisquet, il faut dire que notre jeunesse ne nous rendait ni tolérants ni charitables, et que le bilan était lourd.
A la suite de nos travaux, Antenne 2 produisit un feuilleton d’une médiocrité prodigieuse, qui se voulait le pendant génial de Dallas. Je fis remarquer qu’alors que le générique de Dallas survolait d’innombrables puits de pétrole, métaphores de l’insolente richesse des Ewing, celui de Chateauvallon survolait 19 châteaux d’eau. Une simple question d’échelle …
La messe était dite.
LA VEILLÉE DES FEUILLETONS
De tous temps, bien avant que Zitrone ne se soit invité à la table des français pour présenter le journal télévisé, les histoires faisaient partie intégrante de la soirée des hommes. Avant que d’aller dormir, un conteur faisait à l’assemblée réunie autour du feu un récit qu’il reprenait et renouvelait chaque soir.
Cela se passait à Babylone, avec Gilgamesh, en Grèce avec l’Iliade et l’Odyssée, au Moyen Orient avec la Bible. Au début des années 60, j’ai entendu des conteurs au fin fond du Berry avant qu’on n’installe une télé et que l’Homme du Picardie ne claque le bec aux vieux paysans qui parlaient de revenants et de feu follets.
Puis les feuilletons furent à feuilleter. Dès que l’imprimerie se fut popularisée, tous les écrivains s’investirent dans la production hebdomadaire des aventures de leurs héros. L’abondance des journaux, le besoin impérieux des auteurs de gagner leur vie et le goût du public pour les histoires avaient engendré l’usage de ces quelques pages livrées chaque semaine. Les romans du XIXème siècle ne sont pas longs pour l’amour de l’art, mais parce qu’ils représentaient une rente pour leurs auteurs.


Dumas est l’exemple parfait de ce découpage en épisodes, puis en « saisons ». Les Trois mousquetaires comportent trois saisons (Les Trois Mousquetaires, Vingt Ans Après, Le Vicomte de Bragelonne), chaque saison est composée d’épisodes comportant chacun le récit d’une péripétie et ouvrant sur un point de suspension faisant attendre avec impatience l’épisode suivant.
Zola est aussi un feuilletoniste qui nous propose 20 saisons de sa série Rougon Macquards, recyclant à l’infini les aventures de cette famille atroce. Proust également nous fait rechercher le temps perdu en sept saisons et des milliers de pages.
Balzac, Hugo, Stendhal, Flaubert, tous sont soumis à la loi du feuilleton, produire un épisode chaque semaine et cultiver l’intérêt et l’attente de l’épisode suivant. Sans cette attente, le journal qui publie votre œuvre dépérit et on vous vire ! Lorsque l’histoire piétinait, ils se lançaient dans d’interminables descriptions de n’importe quoi. Vous, qui les avez lus, vous savez de quoi je parle.
La radio prit le relais de l’écrit pendant quelques années, avant que la télévision ne fût partout et après que les journaux ont renoncé à publier des feuilletons. Qui se souvient encore de « Signé Furax », de « Ça va bouillir !» avec Zappy Max et la lessive Sunil, ou encore de la Famille Duraton et de son père de famille apoplexique ?


Puis vint la télévision qui ajouta l’image. Si en France elle tardait à se développer, elle s’installa vite aux États Unis et en Grande Bretagne. Le retard français ne se comblera jamais car, comme chacun sait, ce que l’on n’a pas appris dans sa jeunesse ne nous sera jamais complètement familier. Châteauvallon contient bien la moutarde, l’huile et les œufs, mais ce ne sera jamais une mayonnaise.
Il arrive parfois qu’une série française échappe à cette malédiction, c’est rare et les prétendus experts ne parviennent pas à enseigner aux autres ce secret insaisissable. Un Village Français, Les Brigades du Tigre, Arsène Lupin, Le Bureau des Légendes (c’est ce qu’on me dit), font partie de ces exceptions françaises.
On n’oubliera pas non plus la bande dessinée qui, du temps des revues hebdomadaires, puis mensuelles, ont largement pris le relais des romans. Mais c’est une autre histoire.
Intéressons nous maintenant aux différents principes qui animent les feuilletons.
LE TRIPLE ARC NARRATIF
On parle d’arc narratif parce que ça commence en bas, que ça monte jusqu’à un « climax » et que ça redescend comme un dénouement. Ce n’est pas tout à fait vrai parce que la clé d’ogive du récit peut être n’importe où, mais c’est bien pratique.

Ce triple arc s’est formalisé dans la transition entre feuilleton et série. Tandis que le feuilleton est soumis à l’imagination et au projet sans cesse reconsidéré de l’auteur, la série est conçue comme un système global dès le départ, l’aboutissement est prédéfini. Si ce dénouement évolue, c’est avant tout pour des questions extérieures au projet : échec ou succès inattendus, décès du héros, opportunité marketing, etc.
- Le premier arc, c’est celui de l’ensemble de l’histoire. Quoi qu’il arrive, du premier épisode de la première saison, au dernier de la dernière saison, l’ensemble des facteurs principaux du récit demeurent inchangés et vont d’une question posée au tout début, à sa réponse au dernier instant. Chaque saison semble apporter un semblant acceptable de réponse, mais le système demeure intact sur toute la durée du récit. C’est de cette frustration permanente que se nourrit la ligne de plus forte pente de toutes les séries : Qui finira par monter sur le Trône de Fer, qui est vraiment Reddington, Pourquoi le Prisonnier est-il sur son île, comment Bruce Wayne va devenir Batman ?
- Le second arc, c’est celui de chaque saison qui engendre une dynamique à l’intérieur du récit global. X-Files comporte 218 épisodes sur 11 saisons. On a le temps de mourir avant d’avoir tout vu. Donc, sans perdre de vue l’arc narratif principal, une série efficace aura à cœur de proposer ses propres enjeux qui conduiront à un point de rupture puis à un dénouement qui, dans l’idéal, enrichira, relancera l’arc principal. Toute bonne série s’achève par un incident non résolu qui fera attendre avec impatience et beaucoup d’acidité gastrique le premier épisode de la saison suivante. Les cliff hangers sont mauvais pour l’estomac, mais excellents pour l’audience. Sans ces points de suspension qui nous font marronner un an, la série risque de s’éteindre définitivement. N’allez pas croire que cette nouvelle pratique, qui consiste à regarder les séries dans leur ensemble sur des chaînes dédiées à cela, change quelque chose. Le temps est compressé, mais la tension demeure.
- Le troisième arc est celui de l’épisode. Les feuilletonistes le connaissaient bien. Les deux autres arcs étaient leur fond de commerce, mais chaque épisode était un défi en soi. En rater un, c’était se retrouver en rase campagne, c’était pour le journal perdre des lecteurs, pour la radio ou la télé perdre de l’audience. C’est aussi ici que réside une des grandes différences entre le feuilleton traditionnel et la série contemporaine. Rater un seul épisode d’un feuilleton peut s’avérer irréparable car un événement essentiel se sera produit. Les experts en marketing se sont visiblement préoccupé de ce problème et ont fait que l’oubli d’un épisode, voire plusieurs, n’est jamais rédhibitoire. Les résumés, les redites, les flash back sont là pour vous pardonner d’avoir dormi pendant un épisode.
Chaque épisode peut doser deux types d’évolutions du récit :
- faire avancer le récit global
- raconter une histoire sans relation apparente avec l’arc global, mais très illustrative des enjeux de la série (standalone).
Il existe trois sortes de séries :
- Celles qui ne fonctionnent que par des standalones avec un arc narratif global très schématique. Ce type de série est devenu plutôt rare, mais il fut longtemps le genre dominant. C’était le cas des Envahiseurs ou David Vincent devait affronter les aliens dans des aventures sans cesse renouvelées, le cas aussi de Columbo où le commissaire traquait, dans chaque épisode, de nouveaux criminels arrogants et pervers.
- Celles qui, autour d’un arc narratif clairement défini, produisent essentiellement des épisodes indépendants reliés par quelques épisodes fédérateurs. C’est le cas de X-Files. L’équilibre entre les standalones et les épisodes globaux a largement contribué à faire de cette série une des plus addictives de son époque.
- Celles qui reposent totalement sur la progression d’un récit qui, pour que cela dure tant et plus, peut se dérouler à de multiples niveaux, en divers lieux avec divers héros. C’est l’arc principal du récit qui prédomine et avance de manière globale. C’est le cas de Game of Thrones.
Ce qui est le plus frappant dans toute cette histoire, ce n’est pas que l’arc narratif soit original, indécodable et mystérieux, c’est au contraire qu’il soit parfaitement clair. La série n’est en rien un exercice de stimulation intellectuelle, mais bien au contraire, l’expression d’un plaisir sans cesse recommencé où l’on jouit de la même chose sans cesse renouvelée. David Lynch s’est bien amusé de rendre l’arc narratif de Twin Peaks indécodable. Mais c’est David Lynch s’adressant à des cinéphiles en connivence pour dynamiter le genre.
UN BON MÉCHANT
Hitchcock qui s’y connaissait dans l’art de raconter une histoire disait qu’il n’existe pas de récit efficace sans un bon méchant. Un de ces personnages à la fois attachant, cruel, intelligent et prêt à tout. En revanche, il traitait l’enjeu du récit de Mac Guffin, un truc sans intérêt. Le Dr No est fascinant, mais qui se rappelle de quoi il menace le monde ?

La série Blacklist est particulièrement édifiante sur ce sujet. Chaque épisode fait surgir un méchant d’une perversité sans borne. Ce malheureux méchant veut à peu près ce que tous les autres veulent : tuer tout ce qui passe, surtout l’héroïne. L’intérêt de la série, preuve d’une grande expertise du genre, est d’avoir fait du héros de la série un personnage parmi les plus méchants qui soient. Une des composantes de l’arc narratif principal repose sur l’ambiguïté de ce personnage. Et le spectateur a envie d’être à la fois l’abominable criminel et le génial héros de la lutte contre la criminalité. La série Gotham s’organise autour d’une galaxie de délinquants, tant du côté des criminels que de celui d’une police terriblement corruptible. Tout le scénario s’appuie sur la légitimité de chacun à violer la loi pour parvenir au bien commun. Le héros, Bruce Wayne est une véritable tête à claques dénué de la moindre clairvoyance.
Tout cela pose la question des actants du récit, c’est à dire des différentes positions des personnages dans le récit. Il existe plusieurs définitions, voici ma favorite :
- LE HÉROS : celui dont l’œuvre raconte l’histoire
- LE BENÉFICAIRE : celui qui tirera profit de l’histoire
- L’AGENT : celui par qui les actions sont produites
- L’ADJUVANT : celui qui aide
- L’OPPOSANT : celui qui s’oppose
- LE BIEN SOUHAITÉ : ce que le héros veut donner au bénéficiaire
Sans une claire définition de ces actants, le récit ne peut pas fonctionner. La série ne repose pas sur une subtile indécision sur qui est qui, elle cloue sur le fronton du récit les positions de chacun.
Mais elle s’offre le luxe de l’ambivalence. Beaucoup de héros de séries sont à la fois d’atroces criminels et les détenteurs de vérités cachées. Et toute la série, saison après saison, joue sur cette ambivalence. Plus le héros est ambivalent, plus l’ensemble des autres actants est mis à l’épreuve et les enjeux exacerbés. Les héros complètement « gentils » apparaissent vite comme des idiots empêtrés dans leurs bons sentiments.
Plus on se sent dans la peau du héros, plus ces enjeux bousculent nos sentiments et notre raison. Les héros de Breaking Bad, Soprano, The Wire, House of Cards sont tous de terrifiants personnages par lesquels nous vivons par procuration notre désir de révolte. Ce qui nous mène à la notion d’identification.
IDENTIFICATION(S)
Si on traduit en langage humains, l’identification, ça veut dire « qu’on s’y croirait ».
Sans identification, ça nous en touche une sans faire bouger l’autre. Quand je regarde un film et que « je n’entre pas », le film peut être de Bergman ou de Spielberg, je ne me sens aucune affinité avec ce qui se passe et je reste en dehors de tout ce qu’on me montre. Il arrive qu’il faille s’y reprendre à deux fois pour un film. Pas pour une série !
L’identification n’a pas de valence. On déteste JR, c’est pile poil pourquoi on s’identifie à lui. Pour ma part, j’aime bien l’inspecteur Derrick, mais je ne me sens pas être cette grosse copie germanique d’un Bourrel déjà pas très sexy alors qu’il existe un certain nombre de dames qui ne refuseraient pas de renverser Columbo sur le capot de sa 403 coupé.

Starsky et Hutch faisaient aussi partie de notre corpus. C’étaient deux flics, le tandem habituel, le même que l’on trouvera plus tard dans Miami Vice. Des flics un rien ripoux, voire très en dehors de clous. Mais ces flics étaient des hommes ordinaires qui combattaient la pègre, la délinquance, la violence de l’Amérique et de la société moderne. Les pires exactions de ces policiers douteux étaient pardonnées au nom d’une idée simpliste de l’ordre et de la justice.
- L’identification primaire, est celle qui produit nos émotions face à ce que la série nous montre d’un personnage. Aujourd’hui, on dirait qu’elle est le fruit de nos neurones miroirs. C’est aussi celle qui fait que l’on pleure quand le héros va mal ou est très heureux. Cette identification n’est pas forcément morale et bien pensante. L’identification primaire est ce sentiment d’assouvissement qui nous imprègne quant le héros de l’histoire arrive à ses fins. Sans cette identification, la série n’existe plus. On ne s’identifie pas forcément au gentil : JR ou Soprano sont des sales types parfaitement assumés, mais ils ont le chic de réussir leurs coups et de résumer, pour tout un chacun, la revanche cynique contre tous ceux qui pensent comme il faut. On les déteste à voix haute et on rêve d’être comme eux. On aime celui qui gagne, celui qui bat le système, pas les donneurs de leçons ou les victimes de la morale ambiante. Mais cela on n’a pas le droit de le dire tout haut. C’est ce que j’expliquai à Leonid Plioutch.
- L’identification secondaire est plus globale. C’est celle qui fait qu’on se sent à l’intérieur du récit. Notre cerveau nous sussure insidieusement que tout ce qu’on regarde existe ou pourrait très bien exister. C’est celle qui annihile notre vigilance entre le réel et l’imaginaire. C’est celle qui nous inscrit à l’intérieur du film. C’est celle qui nous fait tituber à la fin du film. C’est aussi celle qui, au cœur d’un suspense intense, ruine tous les effets parce que l’employé à la projection a mis le mauvais cache et que l’on voit le micro qui pend au milieu du cadre.
Le premier exemple d’identification secondaire est « l’Arrivée du Train en Gare de Ciotat » en 1896. C’était un écran en noir et blanc, c’était muet et pourtant tout le monde eut une peur bleue.

La notion d’identification secondaire est celle qui prévaut dans la recherche permanente d’effets spéciaux qui rendent réalistes les événements du film, dans la recherche de tout ce qui contribuera au réalisme et à la vraisemblance de ce qui est montré. Et pourtant, les dessins animés, même très stylisés produisent une intense identification secondaire. L’idée de vraisemblable n’est pas autant liée au réalisme qu’à un partage du regard du réalisateur sur le récit. Les partis pris esthétiques font partie de ce niveau d’identification, c’est pourquoi nous acceptons aussi bien le « non sense » de Monty Pithon que la perfection historique de Rome ou que l’imaginaire de Game of Thrones. De voir une croisée d’ogives dans Vikings (qui se passe au IXème siècle) m’agace autant qu’un micro intempestif : mon identification secondaire est perturbée, je ne suis plus dedans, je regarde depuis le dehors de ma culture et de mes croyances.
POURSUITES, PASSIONS ET CHRONIQUES
À l’origine du cinéma, la question fut rapidement posée de la signification des images qui bougeaient sur l’écran. Cela nous semble trivial, mais en fait pas du tout à l’époque. Nous avons appris à décoder les images mobiles, tout comme aujourd’hui nous avons appris à manipuler notre smartphone et les réseaux sociaux. Les inventeurs du cinéma, comme nos récents concepteurs de logiciels ultra-modernes, se sont référés à des modèles universellement connus pour inventer des façons de raconter que tout un chacun pourrait comprendre sans explication superflue.



Trois modèles existaient :
- La POURSUITE : le cowboy court après l’indien, le gendarme après le voleur, le chat après la souris. Le héros est celui qui est destiné à gagner. Eliot Ness gagne toujours, le coyote perd toujours. C’est simple et puis voilà.
- La PASSION : Jésus finit crucifié, Orphée perd Eurydice, ça finit mal entre Roméo et Juliette. Les histoires d’amour finissent mal, en général. Mais tout le monde sait comment ça se passe. C’est triste et puis voilà.
- La CHRONIQUE : le récit se contente de suivre la ligne chronologique en marquant les temps forts. On suit la courbe de l’âge du héros, les événements sont attendus en leur temps. Moïse traverse la mer Rouge, puis il va chercher les tables de la loi, pas l’inverse. Napoléon gagne à Austerlitz et perd à Waterloo. C’est sans surprise mais c’est comme ça et c’est pour ça qu’on s’y retrouve.
En tenant la main du spectateur, les créateurs de séries (ou feuilletons) peuvent les mener à travers leur récit sans avoir à leur expliquer la logique de leur narration. Et cela, même si, sur de longues séries, les trois modèles peuvent s’interpénétrer. Blacklist est une poursuite effrénée, entrecoupée et articulée autour de séquences de passion, avec l’idée globale d’une chronique. Zola fait exactement la même chose ! Et puis voilà.
LES MORTS QUI RESSUSCITENT ET LE SUSPENSE.
Il faudrait être complètement idiot pour imaginer que Mannix puisse mourir puis que la série porte son nom. Et pourtant chaque épisode lui concocte une séquence où sa vie est mise en très grand danger, au point que le spectateur parfaitement rompu aux techniques narratives frémit à le voir menacé.
C’est ce que l’on pourra appeler la compulsion de répétition de la série. Le danger fait frémir. Nous sommes mus par l’identification primaire. La balle qui nous frappe nous cause une douleur terrible. Heureusement la cavalerie arrive !
L’abolition de notre jugement était bien connue d’Hitchcock qui savait parfaitement se jouer de ce que savait ou ne savait pas le spectateur tout autant qu’il savait créer des plans où le spectateur avait autant peur que Cary Grant dans son champ de maïs ou la fille sous sa douche. Le suspense, c’est un processus narratif et presque pas un ingrédient du récit.
L’économie des séries repose sur la survie de ses personnages principaux (gentils et méchants). De ce fait, la série a inventé les personnages à morts multiples. Gotham fait mourir et ressusciter un grand nombre de ses personnages dont la résurrection fait partie des nombreux coups de théâtre de la série. Il est très rare qu’on ressuscite dans un film alors que c’est un fond de commerce des séries.

Avez-vous remarqué à quel point les méchants tirent mal et les gentils tirent bien ? Ce n’est qu’avec Game of Thrones que l’on commence à voir mourir des personnages auxquels on s’était identifiés. GOT est la première série qui remet en question les fondements narratifs de la série en renversant de manière systématique les conventions du genre. Pas une série alternative à petit budget, un blockbuster mondial.
TOUJOURS PLUS DE LA MÊME CHOSE
On pourrait imaginer que, dans ce foisonnement de récits, la diversité serait la norme. Pas du tout. Tout d’abord, il faut comprendre que seuls quelques schémas narratifs sont intelligibles sans effort par un public paresseux qui veut se sentir emporté par un arc narratif qu’il aime d’autant plus qu’il l’aura vu mille fois.
De nombreuses séries empilent ad nauseam des scénarii qui se ressemblent absolument. Pas seulement à l’intérieur d’une seule série (Blacklist répète à l’infini la même structure, au point qu’on peut rater plusieurs épisodes et s’y reconnaître quand même en se posant seulement la question : « à je croyais qu’il était mort, celui-là ! ».
Mais la répétition se fait aussi d’une série à l’autre. Parfois il s’agit de clonage, c’est le cas des séries policières où l’on change de lieu et on recommence (Les Experts). Les séries policières sont très sujettes au clonage parce que le genre est extrêmement codifié : mafia, drogue, tueurs en série, criminels en cavale, règlements de compte …
Le clonage peut être plus subtil en passant par le phénomène de mode : Game of Thrones est à la source de copies plus ou moins réussies telles que Vikings qui transpose l’univers imaginaire de l’original dans une réalité historique bardée d’anachronismes.
Les créateurs de séries se sont bien entendu rendus compte de cette combinaison entre ressusciter et de répéter la même chose à l’infini. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils flirtent sans vergogne avec le monde des super héros qui, comme chacun sait, ne meurent jamais.

Il existe, pour le spectateur, une jouissance indéniable à, comme les enfants, revoir la même scène. La dernière séquence de Columbo est quasiment présente dans chacun des 69 épisodes. Le flic idiot confond le coupable rusé dans une démonstration humble, malveillante et vengeresse. Et ce n’est surement pas de voir dénouer une affaire dont on se fiche royalement qui nous séduit, c’est de s’identifier à Columbo et de se venger une fois de plus de la mauvaiseté des gens comme il faut.
LE VRAISEMBLABLE ET LE TEMPS DE LA FICTION
À l’époque des romans, le temps de la fiction pouvait se manifester sans peine puisque l’auteur, à moins qu’il ne fut un grand pervers, prenait soin d’introduire des embrayeurs de lieu et de temps. On savait donc sans difficulté que le chapitre suivant se passait « dix jours plus tard » et dans une autre ville. Les auteurs de feuilletons n’étaient pas avares de ces indications qui se retrouvèrent dans le cinéma muet à vocation essentiellement populaire.
Au cinéma, ces béquilles narratives disparaissent largement, sauf dans ces films où, sur un plan montrant la Seine et la tour Eiffel, une bonne âme a jugé bon d’inscrire « Paris, France ». En général, un réalisateur qui sait y faire sait aussi se passer d’embrayeurs. De ce fait, les spectateurs ont appris à évaluer le temps de la fiction, ses durées, ses sauts, ses ellipses, ses retours en arrière.
Dans la série, le temps est à la fois compressé dans les 45 minutes d’un épisode et dans l’immense durée de ses diverses saisons. Un temps si dilaté que, parfois l’acteur vieillit plus vite que son héros. Ce temps malmené et ces sauts de lieux en lieux font ressurgir les marqueurs de lieu et de temps.

Le propre de la fiction est d’instituer un vraisemblable qui lui est propre. On vient de le voir pour le temps, mais c’est vrai aussi pour les événements qui sont possibles ou non. Bien entendu les super pouvoirs des séries de super héros ont leur logique que personne saurait remettre en question, mais il va de même pour toutes sortes d’aspects qui n’ont pas forcément cours dans la vraie vie : les gentils qui tirent mieux que les méchants, qui ressuscitent, qui sautent du cinquième et se relèvent en époussetant leur pantalon, qui parlent à la foule sans micro, etc. En revanche, un légionnaire romain qui jouerait sur son smartphone est impossible. C’est à dire que la vérité de la fiction est inscrite dans le champ des possibles du contrat que lecture que l’auteur a passé avec le spectateur. Jack Bauer tue tout ce qui passe et sauve le monde en 24 heures vraiment très remplies. Le contrat, c’est cela, 24 épisodes pour boucler l’affaire en exterminant tous les méchants. Les méchants ont beau être ignobles à souhait, Jack Bauer, dans le monde réel, serait un tueur forcené.
DES GENS ORDINAIRES QUI FONT DES CHOSES EXTRAORDINAIRES
Des gens ordinaires qui font des choses ordinaires. C’est triste, la France, la Belgique et le Baloukistan ne sont pas avares de cinéastes prêts à nous infliger ce type de pensum.
Des gens extraordinaires qui font des choses ordinaires. C’est bizarre, on n’a peu d’exemples de ce type d’exploit. Néanmoins, Superman dans sa vie ordinaire de journaliste illustre ce genre. Mais il ne tarde pas à abandonner sa défroque de banal humain.

Des gens extraordinaires qui font des choses extraordinaires. Oui, Master Bruce Wayne, vous êtes formidable !
Des gens ordinaires qui font des choses extraordinaires. C’est une des clés de l’identification primaire. La série offre à des gens ordinaires l’expérience répétée, magique et jubilatoire de se projeter dans des héros qui partagent avec nous d’indicibles complicités. JR n’a rien d’exceptionnel, c’est seulement notre double dans un monde où nous pouvons nous venger. Les magnats d’Antenne 2 ne voulaient pas le comprendre.
En 1995, travaillant sur l’imaginaire des enfants européen, je les interrogeai sur leurs héros de référence. En France comme en Allemagne et au Portugal. La réponse fut claire, c’étaient Mulder et Scully, les héros de X-Files. Pourquoi ? C’étaient des gens comme nous, comme nous rêvions de devenir, et qui affrontaient des situations extraordinaires.

Le flic de quartier nous ennuie parce qu’on ne lui envie pas sa vie. Le mec à la mode qui réussit tout nous rappelle à quel point nous ne réussissons rien.
Le héros de série, c’est quelqu’un comme nous, voire bien pire que nous, qui parvient à tourner le monde à son avantage et à remettre les méchants, les ennuyeux, les emmerdeurs à la place que nos cœurs leur réservent.
Et en racontant cela à Leonid Plioutch, avec les mots et les références de l’époque, je sentis qu’il rêvait de buter à grands coups de laser et de plaidoiries vengeresses tous les nuisibles qui l’avaient persécutés, là bas en Soviétie. Il se fichait bien de JR et de Dallas, mais il se voyait bien être un de ces personnages de fiction qui mettent en échec les règles de l’ordre établi.
Je ne l’ai jamais revu, mon oncle non plus.
