Mes années 70

Depuis deux jours, maintenant, la panne a éteint tout le réseau des télécommunications dans tout mon quartier. Plus de téléphone, plus d’internet, plus de télévision, plus de radio, plus d’accès à mes livres en ligne, ni à ma musique, ni à mes services de renseignement et encore moins aux informations.  Soudain tout devient difficile d’accès, voire impossible. Je me retrouve nu face à la réalité du monde, obligé de me déplacer pour la moindre information, pour le moindre contact. Cela vient s’ajouter à une pénurie de carburants et des transports en berne qui rendent justement tout déplacement hasardeux. Le vingt et unième siècle vient de se faire la malle. Et cela me rappelle le début des années 70 où le téléphone était un luxe, la télé un média chiche et rare, l’information couchée sur papier, toujours en retard. Et pourtant, après un moment de frustration, la nostalgie a balayé mon désarroi.

Mes années 70 ont duré de mai 68 à la fin de 1980.

Ce furent des années d’intenses découvertes et d’une liberté qui n’avait jamais été telle et ne serait plus jamais la même.

Pour commencer, on avait chassé le Grand Charles et sa chape de plomb de plans quinquennaux et de censures tous azimuts. La jeunesse avait pris la parole et entraîné avec elle toute une vague de pensées nouvelles et enthousiasmantes. Ceux qui se sont opposés à ce mouvement l’ont réduit au gauchisme et à la chienlit du Général. Quelle erreur !

Les années 70, en tous cas les miennes, furent un déluge d’idées, de créations, de liberté, de théories nouvelles, de voyages lointains faits par des jeunes plutôt que par des ethnologues vieillissants. Des jeunes qui partaient se mêler aux autres cultures, découvrir que la vie existait aussi ailleurs. Bali, l’Afghanistan, l’Inde et la Thaïlande étaient leurs destinations favorites. On ne partait plus en vacance, on partait en voyage.

Il y avait la droite pompidolienne, puis giscardienne, toute pleine de progrès économique, de succès dans une société nouvelle et libérale, une droite qui nous imposerait plus tard les années 80, les années « attaché case » et disco. Une droite que stigmatisait une guerre du Vietnam monstrueuse et criminelle. Une droite qui avait abandonné la pesanteur du modèle gaulliste pour la remplacer par le cynisme des affairistes.

Il y avait la gauche, traînant le bilan « globalement positif » de l’Union Soviétique, qui ruinerait la France en avec des aventures économiques hasardeuses et des projets pharaoniques. Une gauche imprégnée d’idées dépassées avant d’être nées. Il y avait Mao avec sa Révolution Culturelle et son Petit Livre Rouge dont on ne savait pas encore ce qu’ils avaient coûté au peuple chinois. Il y avait Georges Marchais est Georges Séguy, qui haranguaient les foules de leurs promesses qu’on savait fausses. Jack Lang et Robert Badinter n’étaient pas encore en scène …

Un film comme le Chagrin et la Pitié avait mis à mal le mythe d’une France héroïque résistant à l’envahisseur. Brusquement, les jeunes portaient un regard dubitatif sur la gloire de leurs pères. On ne pouvait plus dire comme certains : « Hitler, connais pas ».

Puis, entre les deux murailles branlantes d’une droite comme d’une gauche aux valeurs dépassées, une nouvelle pensée se frayait son chemin, sans beaucoup d’égards pour les idéologies et beaucoup pour les idées. Il s’agissait de faire vivre les fruits de l’inspiration, de mettre en oeuvre tout ce que les médias en plein essor nous enseignaient du monde. 

Le chômage n’avait pas encore explosé, le fait qu’il y ait presque un million de chômeurs avait pourtant ouvert la porte au chômage économique qui arrangeait bien les affaires d’une jeunesse qui ne voulait pas faire n’importe quoi, l’inflation s’envolait lentement, mais on trouvait du travail en traversant la rue (pour de vrai). Il suffisait de lire les petites annonces de France Soir pour se trouver des petits boulots qu’il était facile de bien effectuer tout en faisant ses études. J’ai été ainsi employé aux photocopies, garçon de courses, prof de gym, surveillant de cantine, standardiste, employé au dispatching de camions citernes, agent immobilier, assistant de formation, aide comptable, rédacteur d’ouvrage sur l’informatique et je ne sais plus quoi. Certains de ces boulots pouvaient durer toute une année. Le fait que je fus, à partir de 1973, étudiant en doctorat m’octroyait des privilèges mirobolants. Je gagnais peu en en faisant tout aussi peu, mais avec une gloire d’universitaire.

Dans le concert des discours de croissance et de productivité pour « dépasser l’Amérique » commençait à se faire entendre la petite musique discordante de l’écologie.

Paris était encore une ville avec des Parisiens, une vie de quartier, des appartements à bon prix, une nuit sans danger. Alors on sortait et on n’avait pas peur de rentrer chez soi à pied bien après le dernier métro.

Les universités s’étaient émancipées des vieilles barbes et pratiquaient un enseignement où les étudiants étaient invités à participer et à activer leurs neurones à autre chose que l’écoute de maîtres indifférents perchés sur leurs chaires.

La télévision se colorait, se démultipliait et brisait ses barrières pour offrir un spectacle ouvertement provocateur. Aux multiples chaînes s’associait la publicité qui nous ouvrait les yeux sur tout un monde de créativité débridée; on commençait à parler de culture publicitaire. Les propos de 1968 étaient bien loin. On avait remplacé le film du dimanche soir par le beaucoup plus aventureux Ciné-Club et le Cinéma de Minuit.

Coluche, Desproges et le Splendid dynamitaient l’humour.

La Pop Music  gagnait ses lettres de noblesses. Les Stones, Pink Floyd, les Doors ou Emerson Lake and Palmer faisait éclater les murs de la musique populaire pour lui donner un ton politique, artistique, contestataire. Les Punks n’étaient pas loin.

Le cinéma se débarrassait des genres, des codes établis. La Nouvelle Vague cédait la place à un cinéma moderne, avant-gardiste, mais aussi ouvertement populaire. Star Wars, Soleil Vert et Blade Runner datent des années 70. Il y avait des cinémas partout et il ne se passait pas une semaine sans que j’aille une ou deux fois voir des films dans le Quartier Latin qui appartenait encore aux étudiants.

Les années 70 tournaient le dos avec insolence aux années 50 et 60 grises et oppressantes, inhabitables par la jeunesse qui n’en finissait pas de se réveiller depuis la fin des années 60.

Ce sont aussi les années de mes études. Notre génération avait été éduqué à l’école communale de la République, celle de Jules Ferry, celle des années 50 et 60 et qui ne badinait pas avec l’instruction. Nous savions écrire et notre culture littéraire devait tout au Lagarde et Michard. Autant dire que nous avions grandi dans le culte de la Langue Française (avec des majuscules). De mon Bac en 69 à mon Doctorat et 78, j’ai traversé ces années en étudiant, en explorant les arcanes de la littérature, du langage et des sciences humaines. Sautant de Barthes à Huysmans, de Lacan à Derrida, de Proust à Lovecraft, de Mac Luhan à Jakobson, je me suis permis toutes les insolences que mon jury de thèse eut un peu de mal à avaler : « Vous n’avez rien à nous vendre, nous n’avons rien à vous acheter ». Il faut dire aussi, qu’en pleine soutenance, une de mes amies entra dans la salle, longue, fine et vêtue de noir, elle vint planter une rose rouge dans mon verre d’eau. Ma surprise fut telle que le jury ne songea pas à me demander si j’avais fomenté cet événement. Le fait que ma thèse fut centrée sur les mass-medias et qu’elle parle de publicité irritait au plus haut point ces universitaires au conservatisme chevillé au corps. Il était presqu’impossible de leur expliquer que mon propos était de démonter les mécanismes pernicieux de la pub, non d’en faire la promotion.

Il faut dire que j’avais fait toutes mes études à l’Université de Paris X, à Nanterre, à laquelle on accédait par la gare de « La Folie, complexe universitaire ». Tout un programme. L’université était cernée d’immenses bidonvilles que nous pouvions contempler depuis les salles de cour. Et puis nous allions manger des sandwiches au saumon fumé dans la cafétéria du club de tennis. 

Les CRS débarquaient parfois et nous allions planter des marguerites dans le canon de leurs fusils. 

C’est pendant ces années que j’ai pris mon envol, d’abord en quittant ma mère qui ne supportait plus mon insolence et mon ambition, puis mon père qui m’avait accueilli dans sa famille de bourgeois aisés. (Il n’était pas encore ruiné). Mon parcours avait commencé par une chambre de bonne sans eau, avec une simple ampoule sur laquelle j’avais installé une prise voleuse afin de brancher mon électrophone pour écouter du Mahler. Cinq ans plus tard, je me retrouvai dans un petit studio de la rue Lepic, au coeur de la vie parisienne au milieu d’autres jeunes qui peuplaient mon immeuble vétuste mais follement vivant. J’habitais à Montmartre … Je passais mon temps à écrire des nouvelles, des débuts de roman, des lettres et des poèmes. Je dessinais et créais des « oeuvres » pour mon oncle qui me les achetait contre mon argent de poche.

En 1975, j’habitais près de la rue du Commerce dans un immeuble où tout le monde se connaissait, une bande de jeunes qui allaient les uns chez les autres. Le sport habituel, c’était de se retrouver à quarante dans une pièce de vingt mètres carrés. Tout le monde fumait (pas que du tabac) et on dansait sur du disco. À cinq heures du matin, j’étais chargé de préparer une soupe à l’oignon, cela changeait des gin-tonics.

Nous allions aussi ensemble au Commerce, un immense restaurant populaire (héritier des bouillons), sur plusieurs étages, où les garçons, en tablier blanc se pressaient avec une douzaine d’assiettes pleines sans jamais en faire tomber une seule.  On y mangeait pour quinze balles (2,5 euros …) en faisant l’addition nous-mêmes sur la nappe en papier en trichant éhontément. Nous ne gagnions pas beaucoup d’argent, mais rien n’était cher. Le restaurant existe toujours, transformé en brasserie aussi à la mode que médiocre et chère.

À vingt ans j’avais déjà découvert l’Amérique et à vingt-et-un, j’avais fait le tour de l’Eurasie, découvrant, la Pologne, la Russie en Transsibérien, le Japon et la Thaïlande. C’était l’époque des charters qui ouvraient le monde à toute une jeunesse avide de découvertes dans des avions bondés pour des prix dérisoires. L’escale à Dubaï se faisait dans une bâtisse en ciment tenant lieu de boutique hors taxe et gardée par un soldat armé d’une Kalachnikov. Et j’étais loin d’être le seul à partir ainsi à la découverte d’un monde que nos ainés refusaient de connaître, ne serait-ce que parce qu’ils y avaient fait la guerre.

Je me souviens de m’être perdu dans Pompéi sans me rendre compte que le site était fermé depuis des heures et que je me promenais seul dans la ville morte, au milieu des fantômes.

Nous faisions des virées à moto, sans casques, sans but précis et on se croyait dans Easy Riders sur les routes de la région parisienne. La vie était dangereuse, mais elle avait une saveur. Solex, mobylettes et motos de tous calibres étaient des instruments de liberté et d’indépendance. On se tuait en Kawa 750, à 150 à l’heure sur la rue de Rennes, comme je musardais sur mon Solex sur les routes du Berry. Plus tard, Jackie (ma femme, une Anglaise aussi empathique que je suis ironique) fit l’acquisition de notre première voiture, une 204 blanche dont une porte arrière tenait avec de la ficelle. On était libres, c’était ça le bonheur. Et mon directeur de thèse qui me demandait où j’avais garé ma Roll. Nous avions hérité de l’ère Pompidou un Paris pour bagnoles. Les Champs Elysées, par exemple, avaient des contre-allées où deux rangées de voitures pouvaient se garer. Et quand cela ne suffisait pas, on se rangeait au milieu de l’avenue, juste en face du cinéma ou nous voulions aller. C’était gratuit, on faisait ce que l’on voulait.

Si on voulait visiter un musée, il suffisait d’y aller et d’entrer sans autre forme de procès. Pas de contrôles de sécurité, pas de réservation sur Internet, pas de complications tatillonnes de l’administration ou de la sécurité. Les années 70 n’étaient pas dangereuses. Je me souviens être aillé à pied à cinq heures du matin faire la queue pour acheter des billets pour Boris Godounov par le Bolchoï. Il suffisait de vouloir.

Beaucoup avaient rapporté de leurs voyages le goût des paradis artificiels et, avec l’aval des Beatles, fumaient et s’envoyaient des pilules aux effets imprévisibles. On se sentait Baudelaire et nos « trips » étaient des incursions dans le monde des rêves.

Les années 60 avaient fini dans la promesse d’ordinateurs omniscients et devenus fous. Et vers la fin des années 70, surgirent des micro-ordinateurs aux possibilités dérisoires qui nous firent rêver de prise de pouvoir sur les complications de la réalité. La fin des années 70 coïncide avec le passage des rêves fous à l’ordinateur de bureau, objet d’asservissement et de dépersonnalisation. Les années 70 sont une tache de couleur entre deux décennies atones. Une acmé dans le défilement du temps.

Je tombais amoureux de filles belles à tomber à la renverse. Mais j’étais si timide que jamais je ne me déclarais. En cette époque de libération et d’amours sans retenue, je demeurais pétrifié par l’inaccessibilité du désir. J’étais persuadé d’être le seul à me sentir paralysé à l’idée de me déclarer auprès des filles que je désirais, croyant trop facilement les rodomontades de mes camarades. Les années 70 étaient gouvernées par l’idée de l’amour libre, facile et versatile. On ne parlait que de « libération sexuelle », ce qui convenait assez peu aux timides de tout poil. Alors je me promenais de rêve en rêve jusqu’à ce qu’elles se lassent de moi. J’en faisait le portrait, je leur envoyais des poèmes, des lettres surréalistes. L’une d’elle prit les choses en main et c’est ainsi que je me mariai. C’est aussi à ce moment que commencèrent les années 80. Et toutes les décennies qui vont suivre nous feront regretter cet âge d’or où tous les rêves étaient possibles.

Et voici les mêmes colorisées …

C’était une époque de libération sexuelle débridée qui se traduisait au cinéma par des films à la sensualité un rien niaise (Emmanuelle), mais aussi par tout un art aux connotations troubles (et troublantes), tel que les photos de David Hamilton que chaque jeune fille affichait sur ses murs et tout un monde d’expériences sexuelles aux alibis culturels parfois douteux. Bien sûr, le porno avait fait son entrée tant dans les cinémas de quartier que dans les vidéo-clubs. Certains voulaient même y voir de l’art. Aujourd’hui, je me demande bien ce qu’aurait dit Reiser de l’explosion de la pudibonderie qui sévit désormais.

Cette libération de la sexualité venait en réaction aux canons de moralité des décennies précédentes, elle prendra fin brutalement dans les années 80 avec l’apparition du Sida. 

On ne se souvient aujourd’hui que des ridicules de cette période, ses couleurs pop, ses pantalons à pattes d’eph, Les chaussures à plateforme, les rouflaquettes et les lunettes en forme d’écran de télé. Je portais même un manteau de fausse fourrure ! La mode d’une époque est en général insupportable à celle de l’époque suivante. Celle des années 70, outrancière et joyeuse, n’échappe pas à cette malédiction qui masque l’intense bouillonnement de la culture et des idées de cette période. C’était aussi le temps où Dali se montrait dans la publicité : « Je suis fou du chocolat Lanvin ».

Les politiques aussi avaient leurs ridicules : Giscard jouant de l’accordéon et s’invitant chez des Français moyens, un hobereau en goguettes; Mitterrand simulant son propre enlèvement avec la complicité de Jean Edern Hallier; Le Pen et son oeil de verre, Marchais et ses saillies éructaient à qui mieux-mieux. Mais, au moins, ils n’avaient pas l’odeur de naphtaline des barons du gaullisme représentés par un Malraux au sommet de sa déliquescence et pourtant invité par Nixon pour le conseiller dans sa rencontre avec Mao.

Et cet effondrement providentiel des télécommunications et des moyens de se déplacer qui m’irrite tant, m’offre le temps de vous raconter cette époque qu’on oubliera forcément dans quelques décennies de crises et de désespoir. La décennie de toutes les espérances, de tous les enthousiasmes. Il n’aura suffit que de quelques jours sans les prothèses habituelles du cerveau pour que l’imagination se réenchante, que les membres ankylosés de la créativité se remettent à bouger après bientôt cinquante ans de léthargie.

Projet Travail 2001

C’était au temps où je dirigeais une société d’études qualitatives spécialisée dans les recherches sémiologiques et l’anthropologie interculturelle.

La spécialité de ma société était de comprendre les motivations, les aspirations et les représentations de populations telles que les enfantes France et en Allemagne ou les médecins selon leur type d’exercice, ou encore les consommateurs de chocolat ou les conducteurs de différents types de voitures.

Un de mes clients était une grande entreprise d’intérim qui désirait faire évoluer l’image du travail temporaire.

Cette société nous demanda, avant d’entreprendre un programme d’innovation, de faire un point sur l’idée de travail chez les Français. Pas d’un point de vue statistique (ils croulaient sous les chiffres), mais d’une façon qualitative.

Le projet s’étendit sur près d’un an, de la conception d’un guide d’entretien original, à la recherche d’interviewés sur toute la France selon des critères aussi neutres que possibles, à la réalisation souvent très délicate des entretiens et à leur analyse.

Cela conduisit à une masse de 66 entretiens souvent de plus d’une heure et demie intégralement retranscrit. 

Le monde paysan fut délibérément omis du projet car il ne semblait pas intéresser la société cliente.

L’analyse fut incroyablement compliquée, donnant lieux à des centaines de pages de comptes rendus visant à préserver la richesse du matériel recueilli.

La synthèse seule, faisait plus de cent pages …

La société d’intérim cliente rejeta en bloc les résultats de l’étude qui remettait clairement en question les catégories sociétales dont elle disposait.  Pourquoi changer quand on peut se débrouiller avec ce qu’on a ?

Le projet ne fut pas reconduit. D’autant plus que la société d’intérim en question fut absorbée d’une seule bouchée par un concurrent qu’elle tenait pour secondaire. 

On a de l’avenir ou on n’en a pas …

La présentation qui suit a été rendue anonyme et les données stratégiques spécifique de société cliente ont été éliminées. Ce qui reste est du savoir à vocation académique.

Durant les années suivantes, d’autres projets, plus limités, centrés sur des populations plus restreintes, ont continué de confirmer les modèles développés dans cette étude.

Même si les techniques d’étude ont considérablement évolué, notamment par l’usage de l’observation filmée et par les investigations menées sur internet, il s’agit d’un travail de recherche très au-delà de ses dimensions de stratégie marketing. Peut-être trop au-delà.

Première partie

Seconde partie

Troisième partie

Quatrième partie

Cinquième partie

Sixième partie

Septième partie

Dieu et le Puceron

Si le temps n’était qu’une illusion ?

Si le surnaturel était le signe d’univers inaccessibles ?

Si Dieu était une métonymie d’un monde à N dimensions ?

Si la mort n’était qu’une perte de temps ?

1957

J’avais six ans et mon parrain m’avait amené à la messe place Victor Hugo. J’étais bien habillé et mes cheveux étaient brillantinés. J’étais planté là entre des adultes sévères et recueillis. Lorsque la clochette résonna pour annoncer la descente du saint esprit, tout le monde baissa la tête avec l’humilité toute relative des bourgeois du XVIème. Moi, je ne pus m’empêcher de regarder en l’air le miracle s’accomplir. Rien. J’eus définitivement la conviction qu’on se faisait avoir et je devins athée.

Quelque temps après, je jouais sur le tapis de la salle à manger avec mes soldats de plomb. Le chevalier tout en armure était en train de trucider l’indien avec sa coiffe de plumes malgré les efforts du GI armé d’un bazooka.  Je renversai l’indien  qui l’avait bien mérité quand je fus pris d’une certitude atterrante : l’indien de plomb était mort, mais moi aussi je pouvais être mort. Et, comme j’étais devenu athée, il n’y avait pas de paradis à attendre. 

Cela me pourrit la vie pour très très longtemps.

C’est peut-être pour cela que je me suis vite intéressé à toutes sortes de disciplines telles que l’astrophysique, la cosmologie, la théorie du chaos, aux singularités quantiques, à la paléontologie et  à l’histoire des civilisations et même à celle des religions. Mon allergie aux équations à plusieurs inconnues me ferma la porte des études scientifiques, mais pas celle des conséquences de toutes ces théories. Jacques Monod, Jean Pierre Changeux, Albert Einstein, Stephen Hawking, Yuval Noah Harari, Gregory Bateson et plein d’autres auteurs de traités sur la marche du monde devinrent mes compagnons de route à la recherche de réponses à cette question cruciale qui m’assaillit ce soir de 1957.

LE MONDE

Le monde métaphysique des croyants m’apparût d’emblée comme une exaspérante fiction destinée à asservir l’esprit des hommes. Du coup je devins un irréductible positiviste rationaliste. J’adoptai avec vigueur le point de vue de celui qui ne reconnaît que ce qu’il peut concevoir sans équivoque.

Puis, au fil des ans, je découvris que l’histoire était toujours celle des vainqueurs, que les textes comportaient souvent des sous-textes, que les gens étaient soumis à des illusions, voire des dédoublements, que la théorie du chaos expliquait bien des choses et que la physique quantique mettait à mal la logique de notre perception. 

Mes lectures me firent prendre conscience que l’humanité n’était qu’un grain de sable perdu dans le désert galactique. S’il existait des extra-terrestres, les chances de les rencontrer étaient quasi nulle du fait des distances et d’infime durée de l’humanité sur terre. 

J’en vins à me persuader que le monde tel que nous le percevons est profondément différent d’un monde réel qui échappe à nos sens, à notre échelle, à nos connaissances et à nos instruments de mesure. 

L’être humain est ainsi fait qu’il s’inscrit dans un système à trois dimensions qui constitue l’espace dans lequel il peut se mouvoir librement (à son échelle) et dans une dimension obligée, orientée, non maîtrisable et relative à ses déplacements, qu’est le temps. 

Très curieusement, c’est le temps qui impose toutes les limites à la maîtrise de tous les autres aspects de l’espace, de la vie, des déplacements, de la physique de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

La question qui émerge de cette représentation du monde est de considérer le temps, non pas comme une dimension, mais comme l’indice de dimensions auxquelles nous n’avons pas accès.

LES DIMENSIONS

En tant qu’humains, nous avons coutume d’admettre que nous pouvons appréhender des systèmes à une, deux, trois, voire quatre dimensions. Mais les physiciens modernes nous disent que le monde réel peut comporter bien plus de dimensions dont ils nous disent qu’elles sont enroulées sur elles-mêmes. 

Lorsque Einstein nous parle de courbure de l’espace pour nous expliquer que les planètes ne font pas des ellipses autour du soleil, mais qu’elles tombent en ligne droite dans un espace courbé par la masse de l’étoile, c’est à dire dans une dimension supérieure à la troisième dimension, notre seul moyen de nous représenter le phénomène est d’en donner une image en trois dimensions où une surface plane est courbée. Nous ne parvenons pas à nous représenter un monde en quatre dimensions, si ce n’est par des métaphores ou des images appartenant à la troisième dimension. 

Les tableaux suivants présentent les différentes dimensions que l’on peut concevoir en prenant une pelote de fil comme objet :

On se rend facilement compte que, si la première dimension et la seconde dimension sont aisément concevables, leur représentation est beaucoup moins évidente. 

Un monde en une dimension est une ligne droite infinie où il n’existe ni épaisseur, ni profondeur. Cela résiste à notre entendement.

Un monde en deux dimensions résiste tout autant à notre entendement. Nous pouvons cependant nous représenter un plan ou une carte qui sont la transposition en deux dimension d’un monde en trois dimensions. 

La seule dimension que nous semblons concevoir sans effort est la troisième qui organise notre perception commune et à laquelle s’adjoint la flèche du temps qui l’oriente selon la loi de l’entropie universelle : tout fout le camp.

Dès que l’on s’aventure au delà de la troisième dimension, la théorie se conçoit, mais la représentation résiste à notre entendement. 

Le cinéma s’y est essayé à de nombreuses reprises : 2001, Inception, Interstellar (le 2001 du pauvre), Matrix. Les séries TV ne sont pas en reste, Fringe est un exemple plutôt intéressant. 

Mais, au delà de la fiction, les plus récents travaux des astrophysiciens tendent à confirmer l’existence de multivers. En particulier des multivers où la flèche du temps serait inversée, voire absente.

UN AUTRE MONDE

Le monde tel que nous le percevons n’est probablement qu’une infime partie d’une réalité infiniment plus complexe et impossible à se représenter. 

Le puceron sur sa tige se meut dans une seule dimension, il suit un puceron et est suivi par un puceron. Il n’a pratiquement pas idée qu’il existe un monde de dimension supérieure, notamment l’espace, puis que sa tige est son seul univers. De temps en temps Dieu surgit de nulle part et vient prendre sa part. Il s’appelle coccinelle.

Nous sommes exactement dans la même situation que le puceron, mais dans un monde en trois dimensions. Ce qui se passe dans les dimensions supérieures nous est incompréhensible.

Pourtant, puisque ces dimensions existent, elles ne peuvent pas ne pas interférer avec notre monde. 

Nous traduisons ces interférences en des  termes de superstitions, de croyances et de religions. Nous sommes persuadés que nous avons vu des fantômes, nous éprouvons des sensations de déjà vu, de présences invisibles. Les Indiens d’Amériques et les aborigènes d’Australie considèrent les rêves comme d’autres réalités. Les religions asiatiques croient à un monde parallèle où vivent les ancêtres et les sagesses de la nature. De nombreuses religions sont persuadées d’un cycle éternel de réincarnations et de résurrections. On imagine des mondes parallèles qui nous visitent de manière plus ou moins amicale. 

La science rationalise tous ces phénomènes. Freud a fait la peau au monde des rêves et les neurologues parlent de dissonance neurologique les sensations de déjà vu. Quand aux aliens et aux fantômes, on attend toujours la preuve. Sans parler des miracles.

Si tous ces phénomènes nous apparaissent avant tout comme des constructions d’esprits gouvernés par la foi, la superstition ou la crédulité, ils peuvent aussi être la signature altérée dans notre monde en trois dimensions de phénomènes provenant de dimensions supérieures auxquels nous n’avons pas accès.

S’il est admis que la notion de multivers est une réalité et que les multivers ne peuvent pas ne pas interférer avec notre univers en trois dimensions, il devient acceptable de considérer que nous nous mouvons dans un système infiniment plus complexe que celui que nous percevons.

Dans ce cadre de pensée, on peut imaginer un concept de dieu appartenant à une dimension bien plus élevée que la notre, affranchie du temps et de l’espace, transcendant et immanent. Ce que certains appellent Deus Ex Machina, un être inconcevable que l’on ne pourrait ni nommer ni représenter. Mais de le concevoir comme un dieu, c’est le transposer dans notre système réducteur de représentation. 

Ah oui, une chose encore! Les multivers s’affranchissent des contraintes du temps, donc il n’y a ni commencement, ni fin. On ne naît plus, on ne meurt plus, tout s’inscrit dans un cycle éternel et infini. Et ainsi j’ai répondu à ma question de 1957. 

La Saison des Séries

PROLOGUE

Nous sommes au tout début des années 80. Mon oncle, à un peu plus de cinquante ans, se marie avec un grand cheval très versée dans l’humanitaire et nous invite pour ses noces à la Crémaillère place du Tertre, qu’il a louée toute entière pour la circonstance. On mange et on boit beaucoup et longtemps, mon oncle a du savoir vivre. Sa nouvelle épouse a invité tout le gratin de la pensée humanitaire et, en particulier, Leonid Plioutch, le grand mathématicien dissident soviétique récemment arrivé en France et qui peut enfin sortir librement dans Paris. Après Sakharov et Soljenitsyne, c’est très tendance d’inviter des dissidents à sa table.

Leonid plioutch

Nous en sommes au dessert et à la vodka quand on vient me chercher pour me dire que Monsieur Plioutch aimerait bien avoir un entretien avec moi. Mon sang de Cosaque ne fait qu’un tour et je me rue vers la table du grand homme. Il est là, tout gris, assis au milieu de sa cour d’admirateurs en pamoison. Il tient sa cigarette comme un zek, le bout allumé caché dans sa paume. Il est penché, le regard oblique et murmure en Russe quelques mots à la traductrice qui me psalmodie les paroles du saint :

« Il paraît que vous avez travaillé sur les feuilletons télévisés et que vous avez étudié Dallas, Le maître aimerait que vous lui expliquiez les raisons de la réussite de Dallas ».

Plioutch, le goulag, le génie des mathématiques et Dallas. Le cliff hanger de l’année. Ce n’était pas la première fois qu’on me posait cette question, je n’avais pas trente ans, j’adorais raconter…

ANTENNE 2

Avant de s’appeler France 2, la deuxième chaîne de la télévision française s’appelait Antenne 2. La « deuxième chaîne », cela rappelait fortement que grâce au libéralisme gaulliste, il avait fallu des années pour que naisse une seconde chaîne de télévision. Antenne 2, se construisait comme une marque, « 2 » peut-être, mais résolument moderne. France 2 viendrait plus tard nous expliquer qu’il s’agissait en fait de la seconde chaîne nationale dans le bouquet des chaînes TV. 

Il n’en demeurait pas moins vrai que la télévision française était loin de comprendre les raisons du succès extraordinaire des feuilletons américains (et même anglais) face aux tristes performances des productions françaises. Pourtant, entre Bourrel et Mannix, y avait pas photo !

Mon ami Jorge Dana, cinéaste, sémiologue et argentin, et moi même fûmes désignés pour l’enquête. On nous remis religieusement une demie-tonne de cassettes VHS et on nous donna rendez-vous six mois plus tard.

Pendant tout ce temps, nous nous donnions régulièrement rendez-vous chez moi pour explorer le matériel qu’on nous avait fourni, un melting pot de feuilletons français aux destins improbables, quelques feuilletons allemands et une collection de « TV shows » anglais et américains. Nous regardions tout cela en accéléré et intercalions entre ces désastres narratifs et cinématographiques des films que nous allions louer en bas, au vidéo club. Ah, le générique de la Horde Sauvage !!!!

Six mois plus tard, nous avions tout compris : Bon sang, mais c’était bien sûr !

Nous fûmes conviés à présenter nos conclusions devant l’aréopages de tout ce qui se faisait de notable à la télévision. L’accueil fut frisquet, il faut dire que notre jeunesse ne nous rendait ni tolérants ni charitables, et que le bilan était lourd.

A la suite de nos travaux, Antenne 2 produisit un feuilleton d’une médiocrité prodigieuse, qui se voulait le pendant génial de Dallas. Je fis remarquer qu’alors que le générique de Dallas survolait d’innombrables puits de pétrole, métaphores de l’insolente richesse des Ewing, celui de Chateauvallon survolait 19 châteaux d’eau. Une simple question d’échelle …

La messe était dite.

LA VEILLÉE DES FEUILLETONS

De tous temps, bien avant que Zitrone ne se soit invité à la table des français pour présenter le journal télévisé, les histoires faisaient partie intégrante de la soirée des hommes. Avant que d’aller dormir, un conteur faisait à l’assemblée réunie autour du feu un récit qu’il reprenait et renouvelait chaque soir. 

Cela se passait à Babylone, avec Gilgamesh, en Grèce avec l’Iliade et l’Odyssée, au Moyen Orient avec la Bible. Au début des années 60, j’ai entendu des conteurs au fin fond du Berry avant qu’on n’installe une télé et que l’Homme du Picardie ne claque le bec aux vieux paysans qui parlaient de revenants et de feu follets.

Puis les feuilletons furent à feuilleter. Dès que l’imprimerie se fut popularisée, tous les écrivains s’investirent dans la production hebdomadaire des aventures de leurs héros. L’abondance des journaux, le besoin impérieux des auteurs de gagner leur vie et le goût du public pour les histoires avaient engendré l’usage de ces quelques pages livrées chaque semaine. Les romans du XIXème siècle ne sont pas longs pour l’amour de l’art, mais parce qu’ils représentaient une rente pour leurs auteurs.

Dumas est l’exemple parfait de ce découpage en épisodes, puis en « saisons ». Les Trois mousquetaires comportent trois saisons (Les Trois Mousquetaires, Vingt Ans Après, Le Vicomte de Bragelonne), chaque saison est composée d’épisodes comportant chacun le récit d’une péripétie et ouvrant sur un point de suspension faisant attendre avec impatience l’épisode suivant.

Zola est aussi un feuilletoniste qui nous propose 20 saisons de sa série Rougon Macquards, recyclant à l’infini les aventures de cette famille atroce. Proust également nous fait rechercher le temps perdu en sept saisons et des milliers de pages.

Balzac, Hugo, Stendhal, Flaubert, tous sont soumis à la loi du feuilleton, produire un épisode chaque semaine et cultiver l’intérêt et l’attente de l’épisode suivant. Sans cette attente, le journal qui publie votre œuvre dépérit et on vous vire ! Lorsque l’histoire piétinait, ils se lançaient dans d’interminables descriptions de n’importe quoi. Vous, qui les avez lus, vous savez de quoi je parle.

La radio prit le relais de l’écrit pendant quelques années, avant que la télévision ne fût partout et après que les journaux ont renoncé à publier des feuilletons. Qui se souvient encore de « Signé Furax », de « Ça va bouillir !» avec Zappy Max et la lessive Sunil, ou encore de la Famille Duraton et de son père de famille apoplexique ?

Puis vint la télévision qui ajouta l’image. Si en France elle tardait à se développer, elle s’installa vite aux États Unis et en Grande Bretagne. Le retard français ne se comblera jamais car, comme chacun sait, ce que l’on n’a pas appris dans sa jeunesse ne nous sera jamais complètement familier. Châteauvallon contient bien la moutarde, l’huile et les œufs, mais ce ne sera jamais une mayonnaise.

Il arrive parfois qu’une série française échappe à cette malédiction, c’est rare et les prétendus experts ne parviennent pas à enseigner aux autres ce secret insaisissable. Un Village Français, Les Brigades du Tigre, Arsène Lupin, Le Bureau des Légendes (c’est ce qu’on me dit), font partie de ces exceptions françaises.

On n’oubliera pas non plus la bande dessinée qui, du temps des revues hebdomadaires, puis mensuelles, ont largement pris le relais des romans. Mais c’est une autre histoire.

Intéressons nous maintenant aux différents principes qui animent les feuilletons.

LE TRIPLE ARC NARRATIF

On parle d’arc narratif parce que ça commence en bas, que ça monte jusqu’à un « climax » et que ça redescend comme un dénouement. Ce n’est pas tout à fait vrai parce que la clé d’ogive du récit peut être n’importe où, mais c’est bien pratique.

Ce triple arc s’est formalisé dans la transition entre feuilleton et série. Tandis que le feuilleton est soumis à l’imagination et au projet sans cesse reconsidéré de l’auteur, la série est conçue comme un système global dès le départ, l’aboutissement est prédéfini. Si ce dénouement évolue,  c’est avant tout pour des questions extérieures au projet : échec ou succès inattendus, décès du héros, opportunité marketing, etc.

  • Le premier arc, c’est celui de l’ensemble de l’histoire. Quoi qu’il arrive, du premier épisode de la première saison, au dernier de la dernière saison, l’ensemble des facteurs principaux du récit demeurent inchangés et vont d’une question posée au tout début, à sa réponse au dernier instant. Chaque saison semble apporter un semblant acceptable de réponse, mais le système demeure intact sur toute la durée du récit. C’est de cette frustration permanente que se nourrit la ligne de plus forte pente de toutes les séries : Qui finira par monter sur le Trône de Fer, qui est vraiment Reddington, Pourquoi le Prisonnier est-il sur son île, comment Bruce Wayne va devenir Batman ? 
  • Le second arc, c’est celui de chaque saison qui engendre une dynamique à l’intérieur du récit global. X-Files comporte 218 épisodes sur 11 saisons. On a le temps de mourir avant d’avoir tout vu. Donc, sans perdre de vue l’arc narratif principal, une série efficace aura à cœur de proposer ses propres enjeux qui conduiront à un point de rupture puis à un dénouement qui, dans l’idéal, enrichira, relancera l’arc principal. Toute bonne série s’achève par un incident non résolu qui fera attendre avec impatience et beaucoup d’acidité gastrique le premier épisode de la saison suivante. Les cliff hangers sont mauvais pour l’estomac, mais excellents pour l’audience. Sans ces points de suspension qui nous font marronner un an, la série risque de s’éteindre définitivement. N’allez pas croire que cette nouvelle pratique, qui consiste à regarder les séries dans leur ensemble sur des chaînes dédiées à cela, change quelque chose. Le temps est compressé, mais la tension demeure.
  • Le troisième arc est celui de l’épisode. Les feuilletonistes le connaissaient bien. Les deux autres arcs étaient leur fond de commerce, mais chaque épisode était un défi en soi. En rater un, c’était se retrouver en rase campagne, c’était pour le journal perdre des lecteurs, pour la radio ou la télé perdre de l’audience. C’est aussi ici que réside une des grandes différences entre le feuilleton traditionnel et la série contemporaine. Rater un seul épisode d’un feuilleton peut s’avérer irréparable car un événement essentiel se sera produit. Les experts en marketing se sont visiblement préoccupé de ce problème et ont fait que l’oubli d’un épisode, voire plusieurs, n’est jamais rédhibitoire. Les résumés, les redites, les flash back  sont là pour vous pardonner d’avoir dormi pendant un épisode. 

Chaque épisode peut doser deux types d’évolutions du récit :

  • faire avancer le récit global
  • raconter une histoire sans relation apparente avec l’arc global, mais très illustrative des enjeux de la série (standalone).

Il existe trois sortes de séries : 

  • Celles qui ne fonctionnent que par des standalones avec un arc narratif global très schématique. Ce type de série est devenu plutôt rare, mais il fut longtemps le genre dominant. C’était le cas des Envahiseurs ou David Vincent devait affronter les aliens dans des aventures sans cesse renouvelées, le cas aussi de Columbo où le commissaire traquait, dans chaque épisode, de nouveaux criminels arrogants et pervers.
  • Celles qui, autour d’un arc narratif clairement défini, produisent  essentiellement des épisodes indépendants reliés par quelques épisodes fédérateurs. C’est le cas de X-Files. L’équilibre entre les standalones et les épisodes globaux a largement contribué à faire de cette série une des plus addictives de son époque. 
  • Celles qui reposent totalement sur la progression d’un récit qui, pour que cela dure tant et plus, peut se dérouler à de multiples niveaux, en divers lieux avec divers héros. C’est l’arc principal du récit qui prédomine et avance de manière globale. C’est le cas de Game of Thrones.

Ce qui est le plus frappant dans toute cette histoire, ce n’est pas que l’arc narratif soit original, indécodable et mystérieux, c’est au contraire qu’il soit parfaitement clair. La série n’est en rien un exercice de stimulation intellectuelle, mais bien au contraire, l’expression d’un plaisir sans cesse recommencé où l’on jouit de la même chose sans cesse renouvelée. David Lynch s’est bien amusé de rendre l’arc narratif de Twin Peaks indécodable. Mais c’est David Lynch s’adressant à des cinéphiles en connivence pour dynamiter le genre.

UN BON MÉCHANT

Hitchcock qui s’y connaissait dans l’art de raconter une histoire disait qu’il n’existe pas de récit efficace sans un bon méchant. Un de ces personnages à la fois attachant, cruel, intelligent et prêt à tout. En revanche, il traitait l’enjeu du récit de Mac Guffin, un truc sans intérêt. Le Dr No est fascinant, mais qui se rappelle de quoi il menace le monde ?

La série Blacklist est particulièrement édifiante sur ce sujet. Chaque épisode fait surgir un méchant d’une perversité sans borne. Ce malheureux méchant veut à peu près ce que tous les autres veulent : tuer tout ce qui passe, surtout l’héroïne. L’intérêt de la série, preuve d’une grande expertise du genre, est d’avoir fait du héros de la série un personnage parmi les plus méchants qui soient. Une des composantes de l’arc narratif principal repose sur l’ambiguïté de ce personnage. Et le spectateur a envie d’être à la fois l’abominable criminel et le génial héros de la lutte contre la criminalité.  La série Gotham s’organise autour d’une galaxie de délinquants, tant du côté des criminels que de celui d’une police terriblement corruptible. Tout le scénario s’appuie sur la légitimité de chacun à violer la loi pour parvenir au bien commun. Le héros, Bruce Wayne est une véritable tête à claques dénué de la moindre clairvoyance. 

Tout cela pose la question des actants du récit, c’est à dire des différentes positions des personnages dans le récit.  Il existe plusieurs définitions, voici ma favorite :

  • LE HÉROS : celui dont l’œuvre raconte l’histoire
  • LE BENÉFICAIRE : celui qui tirera profit de l’histoire
  • L’AGENT : celui par qui les actions sont produites
  • L’ADJUVANT : celui qui aide
  • L’OPPOSANT : celui qui s’oppose
  • LE BIEN SOUHAITÉ : ce que le héros veut donner au bénéficiaire

Sans une claire définition de ces actants, le récit ne peut pas fonctionner. La série ne repose pas sur une subtile indécision sur qui est qui, elle cloue sur le fronton du récit les positions de chacun. 

Mais elle s’offre le luxe de l’ambivalence. Beaucoup de héros de séries sont à la fois d’atroces criminels et les détenteurs de vérités cachées. Et toute la série, saison après saison, joue sur cette ambivalence. Plus le héros est ambivalent, plus l’ensemble des autres actants est mis à l’épreuve et les enjeux exacerbés. Les héros complètement « gentils » apparaissent vite comme des idiots empêtrés dans leurs bons sentiments. 

Plus on se sent dans la peau du héros, plus ces enjeux bousculent nos sentiments et notre raison. Les héros de Breaking Bad, Soprano, The Wire, House of Cards sont tous de terrifiants personnages par lesquels nous vivons par procuration notre désir de révolte. Ce qui nous mène à la notion d’identification.

IDENTIFICATION(S)

Si on traduit en langage humains, l’identification, ça veut dire « qu’on s’y croirait ».

Sans identification, ça nous en touche une sans faire bouger l’autre. Quand je regarde un film et que « je n’entre pas », le film peut être de Bergman ou de Spielberg, je ne me sens aucune affinité avec ce qui se passe et je reste en dehors de tout ce qu’on me montre. Il arrive qu’il faille s’y reprendre à deux fois pour un film. Pas pour une série !

L’identification n’a pas de valence. On déteste JR, c’est pile poil pourquoi on s’identifie à lui. Pour ma part, j’aime bien l’inspecteur Derrick, mais je ne me sens pas être cette grosse copie germanique d’un Bourrel déjà pas très sexy alors qu’il existe un certain nombre de dames qui ne refuseraient pas de renverser Columbo sur le capot de sa 403 coupé.

Starsky et Hutch faisaient aussi partie de notre corpus. C’étaient deux flics, le tandem habituel, le même que l’on trouvera plus tard dans Miami Vice. Des flics un rien ripoux, voire très en dehors de clous. Mais ces flics étaient des hommes ordinaires qui combattaient la pègre, la délinquance, la violence de l’Amérique et de la société moderne. Les pires exactions de ces policiers douteux étaient pardonnées au nom d’une idée simpliste de l’ordre et de la justice. 

  • L’identification primaire, est celle qui produit nos émotions  face à ce que la série nous montre d’un personnage. Aujourd’hui, on dirait qu’elle est le fruit de nos neurones miroirs. C’est aussi celle qui fait que l’on pleure quand le héros va mal ou est très heureux. Cette identification n’est pas forcément morale et bien pensante. L’identification primaire est ce sentiment d’assouvissement qui nous imprègne quant le héros de l’histoire arrive à ses fins. Sans cette identification, la série n’existe plus. On ne s’identifie pas forcément au gentil : JR ou Soprano sont des sales types parfaitement assumés, mais ils ont le chic de réussir leurs coups et de résumer, pour tout un chacun, la revanche cynique contre tous ceux qui pensent comme il faut. On les déteste à voix haute et on rêve d’être comme eux. On aime celui qui gagne, celui qui bat le système, pas les donneurs de leçons ou les victimes de la morale ambiante. Mais cela on n’a pas le droit de le dire tout haut. C’est ce que j’expliquai à Leonid Plioutch.
  • L’identification secondaire est plus globale. C’est celle qui fait qu’on se sent à l’intérieur du récit.  Notre cerveau nous sussure  insidieusement que tout ce qu’on regarde existe ou pourrait très bien exister. C’est celle qui annihile notre vigilance entre le réel et l’imaginaire. C’est celle qui nous inscrit à l’intérieur du film. C’est celle qui nous fait tituber à la fin du film. C’est aussi celle qui, au cœur d’un suspense intense, ruine tous les effets parce que l’employé à la projection a mis le mauvais cache et que l’on voit le micro qui pend au milieu du cadre.

Le premier exemple d’identification secondaire est « l’Arrivée du Train en Gare de Ciotat » en 1896. C’était un écran en noir et blanc, c’était muet et pourtant tout le monde eut une peur bleue.

La notion d’identification secondaire est celle qui prévaut dans la recherche permanente d’effets spéciaux qui rendent réalistes les événements du film, dans la recherche de tout ce qui contribuera au réalisme et à la vraisemblance de ce qui est montré.  Et pourtant, les dessins animés, même très stylisés produisent une intense identification secondaire.  L’idée de vraisemblable n’est pas autant liée au réalisme qu’à un partage du regard du réalisateur sur le récit. Les partis pris esthétiques font partie de ce niveau d’identification, c’est pourquoi nous acceptons aussi bien le « non sense » de Monty Pithon que la perfection historique de Rome ou que l’imaginaire de Game of Thrones. De voir une croisée d’ogives dans Vikings (qui se passe au IXème siècle) m’agace autant qu’un micro intempestif : mon identification secondaire est perturbée, je ne suis plus dedans, je regarde depuis le dehors de ma culture et de mes croyances.

POURSUITES, PASSIONS ET CHRONIQUES

À l’origine du cinéma, la question fut rapidement posée de la signification des images qui bougeaient sur l’écran. Cela nous semble trivial, mais en fait pas du tout à l’époque. Nous avons appris à décoder les images mobiles, tout comme aujourd’hui nous avons appris à manipuler notre smartphone et les réseaux sociaux.  Les inventeurs du cinéma, comme nos récents concepteurs de logiciels ultra-modernes, se sont référés à des modèles universellement connus pour inventer des façons de raconter que tout un chacun pourrait comprendre sans explication superflue. 

Trois modèles existaient :

  • La POURSUITE : le cowboy court après l’indien, le gendarme après le voleur, le chat après la souris. Le héros est celui qui est destiné à gagner. Eliot Ness gagne toujours, le coyote perd toujours. C’est simple et puis voilà.
  • La PASSION : Jésus finit crucifié, Orphée perd Eurydice, ça finit mal entre Roméo et Juliette. Les histoires d’amour finissent mal, en général. Mais tout le monde sait comment ça se passe. C’est triste et puis voilà. 
  • La CHRONIQUE : le récit se contente de suivre la ligne chronologique en marquant les temps forts. On suit la courbe de l’âge du héros, les événements sont attendus en leur temps. Moïse traverse la mer Rouge, puis il va chercher les tables de la loi, pas l’inverse. Napoléon gagne à Austerlitz et perd à Waterloo. C’est sans surprise mais c’est comme ça et c’est pour ça qu’on s’y retrouve. 

En tenant la main du spectateur, les créateurs de séries (ou feuilletons) peuvent les mener à travers leur récit sans avoir à leur expliquer la logique de leur narration. Et cela, même si, sur de longues séries, les trois modèles peuvent s’interpénétrer. Blacklist est une poursuite effrénée, entrecoupée et articulée autour de séquences de passion, avec l’idée globale d’une chronique. Zola fait exactement la même chose ! Et puis voilà.

LES MORTS QUI RESSUSCITENT ET LE SUSPENSE.

Il faudrait être complètement idiot pour imaginer que Mannix puisse mourir puis que la série porte son nom. Et pourtant chaque épisode lui concocte une séquence où sa vie est mise en très grand danger, au point que le spectateur parfaitement rompu aux techniques narratives frémit à le voir menacé. 

C’est ce que l’on pourra appeler la compulsion de répétition de la série. Le danger fait frémir. Nous sommes mus par l’identification primaire. La balle qui nous frappe nous cause une douleur terrible. Heureusement la cavalerie arrive !

L’abolition de notre jugement était bien connue d’Hitchcock qui savait parfaitement se jouer de ce que savait ou ne savait pas le spectateur tout autant qu’il savait créer des plans où le spectateur avait autant peur que Cary Grant dans son champ de maïs ou la fille sous sa douche. Le suspense, c’est un processus narratif et presque pas un ingrédient du récit. 

L’économie des séries repose sur la survie de ses personnages principaux (gentils et méchants). De ce fait, la série a inventé les personnages à morts multiples. Gotham fait mourir et ressusciter un grand nombre de ses personnages dont la résurrection fait partie des nombreux coups de théâtre de la série. Il est très rare qu’on ressuscite dans un film alors que c’est un fond de commerce des séries.

Avez-vous remarqué à quel point les méchants tirent mal et les gentils tirent bien ? Ce n’est qu’avec Game of Thrones que l’on commence à voir mourir des personnages auxquels on s’était identifiés. GOT est la première série qui remet en question les fondements narratifs de la série en renversant de manière systématique les conventions du genre. Pas une série alternative à petit budget, un blockbuster mondial. 

TOUJOURS PLUS DE LA MÊME CHOSE

On pourrait imaginer que, dans ce foisonnement de récits, la diversité serait la norme. Pas du tout. Tout d’abord, il faut comprendre que seuls quelques schémas narratifs sont intelligibles sans effort par un public paresseux qui veut se sentir emporté par un arc narratif qu’il aime d’autant plus qu’il l’aura vu mille fois.

De nombreuses séries empilent ad nauseam des scénarii qui se ressemblent absolument. Pas seulement à l’intérieur d’une seule série (Blacklist répète à l’infini la même structure, au point qu’on peut rater plusieurs épisodes et s’y reconnaître quand même en se posant seulement la question : « à je croyais qu’il était mort, celui-là ! ».

Mais la répétition se fait aussi d’une série à l’autre. Parfois il s’agit de clonage, c’est le cas des séries policières où l’on change de lieu et on recommence (Les Experts). Les séries policières sont très sujettes au clonage parce que le genre est extrêmement codifié : mafia, drogue, tueurs en série, criminels en cavale, règlements de compte …  

Le clonage peut être plus subtil en passant par le phénomène de mode : Game of Thrones est à la source de copies plus ou moins réussies telles que Vikings qui transpose l’univers imaginaire de l’original dans une réalité historique bardée d’anachronismes. 

Les créateurs de séries se sont bien entendu rendus compte de cette combinaison entre ressusciter et de répéter la même chose à l’infini. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils flirtent sans vergogne avec le monde des super héros qui, comme chacun sait, ne meurent jamais. 

Il existe, pour le spectateur, une jouissance indéniable à, comme les enfants, revoir la même scène. La dernière séquence de Columbo est quasiment présente dans chacun des 69 épisodes. Le flic idiot confond le coupable rusé dans une démonstration humble, malveillante et vengeresse. Et ce n’est surement pas de voir dénouer une affaire dont on se fiche royalement qui nous séduit, c’est de s’identifier à Columbo et de se venger une fois de plus de la mauvaiseté des gens comme il faut.

LE VRAISEMBLABLE ET LE TEMPS DE LA FICTION

À l’époque des romans, le temps de la fiction pouvait se manifester sans peine puisque l’auteur, à moins qu’il ne fut un grand pervers, prenait soin d’introduire des embrayeurs de lieu et de temps. On savait donc sans difficulté que le chapitre suivant se passait « dix jours plus tard » et dans une autre ville. Les auteurs de feuilletons n’étaient pas avares de ces indications qui se retrouvèrent dans le cinéma muet à vocation essentiellement populaire. 

Au cinéma, ces béquilles narratives disparaissent largement, sauf dans ces films où, sur un plan montrant la Seine et la tour Eiffel, une bonne âme a jugé bon d’inscrire « Paris, France ». En général, un réalisateur qui sait y faire sait aussi se passer d’embrayeurs. De ce fait, les spectateurs ont appris à évaluer le temps de la fiction, ses durées, ses sauts, ses ellipses, ses retours en arrière. 

Dans la série, le temps est à la fois compressé dans les 45 minutes d’un épisode et dans l’immense durée de ses diverses saisons. Un temps si dilaté que, parfois  l’acteur vieillit plus vite que son héros. Ce temps malmené et ces sauts de lieux en lieux font ressurgir les marqueurs de lieu et de temps.

Le propre de la fiction est d’instituer un vraisemblable qui lui est propre. On vient de le voir pour le temps, mais c’est vrai aussi pour les événements qui sont possibles ou non. Bien entendu les super pouvoirs des séries de super héros ont leur logique que personne saurait remettre en question, mais il va de même pour toutes sortes d’aspects qui n’ont pas forcément cours dans la vraie vie : les gentils qui tirent mieux que les méchants, qui ressuscitent, qui sautent du cinquième et se relèvent en époussetant leur pantalon, qui parlent à la foule sans micro, etc. En revanche, un légionnaire romain qui jouerait sur son smartphone est impossible. C’est à dire que la vérité de la fiction est inscrite dans le champ des possibles du contrat que lecture que l’auteur a passé avec le spectateur. Jack Bauer tue tout ce qui passe et sauve le monde en 24 heures vraiment très remplies. Le contrat, c’est cela, 24 épisodes pour boucler l’affaire en exterminant tous les méchants. Les méchants ont beau être ignobles à souhait, Jack Bauer, dans le monde réel, serait un tueur forcené.

DES GENS ORDINAIRES QUI FONT DES CHOSES EXTRAORDINAIRES

Des gens ordinaires qui font des choses ordinaires. C’est triste, la France, la Belgique et le Baloukistan ne sont pas avares de cinéastes prêts à nous infliger ce type de pensum. 

Des gens extraordinaires qui font des choses ordinaires. C’est bizarre, on n’a peu d’exemples de ce type d’exploit. Néanmoins, Superman dans sa vie ordinaire de journaliste illustre ce genre. Mais il ne tarde pas à abandonner sa défroque de banal humain.

Des gens extraordinaires qui font des choses extraordinaires. Oui, Master Bruce Wayne, vous êtes formidable !

Des gens ordinaires qui font des choses extraordinaires. C’est une des clés de l’identification primaire. La série offre à des gens ordinaires l’expérience répétée, magique et jubilatoire de se projeter dans des héros qui partagent avec nous d’indicibles complicités. JR n’a rien d’exceptionnel, c’est seulement notre double dans un monde où nous pouvons nous venger. Les magnats d’Antenne 2 ne voulaient pas le comprendre.

En 1995, travaillant sur l’imaginaire des enfants européen, je les interrogeai sur leurs héros de référence. En France comme en Allemagne et au Portugal. La réponse fut claire, c’étaient Mulder et Scully, les héros de X-Files. Pourquoi ? C’étaient des gens comme nous, comme nous rêvions de devenir, et qui affrontaient des situations extraordinaires.

Le flic de quartier nous ennuie parce qu’on ne lui envie pas sa vie. Le mec à la mode qui réussit tout nous rappelle à quel point nous ne réussissons rien. 

Le héros de série, c’est quelqu’un comme nous, voire bien pire que nous, qui parvient à tourner le monde à son avantage et à remettre les méchants, les ennuyeux, les emmerdeurs à la place que nos cœurs leur réservent. 

Et en racontant cela à Leonid Plioutch, avec les mots et les références de l’époque, je sentis qu’il rêvait de buter à grands coups de laser et de plaidoiries vengeresses tous les nuisibles qui l’avaient persécutés, là bas en Soviétie. Il se fichait bien de JR et de Dallas, mais il se voyait bien être un de ces personnages de fiction qui mettent en échec les règles de l’ordre établi.

Je ne l’ai jamais revu, mon oncle non plus.

Le Solipsisme : La Réalité Fantôme

C’était en 1969, j’étais en « Philo ». Oui, la terminale littéraire s’appelait la classe de Philo, tandis que les matheux étaient en « Math Élem » (comme mathématiques élémentaires, très au delà de mes capacités).

Mon prof de philo (oui, on dit philo si on n’est pas un plouc qui sait rien), donc, mon prof de philo s’appelait Thiry, le frangin à celui qui avait tiré sur le Général au Petit Clamart. Une famille qui avait des idées !

Nous sommes en 1969, une année de gueule de bois après l’énorme fiesta de 68. Gainsbourg avait voulu tromper son monde avec une chanson sur 69, mais nous, ados boutonneux de 69, nous payions les pots cassés. Le bac, il faudrait vraiment le passer cette année là. 

Le cours de philo se passait essentiellement entre un prof plutôt anar de droite et deux élèves. Le premier avec son collier de barbe était communiste tendance « Staline avait raison » et un socialiste parfumé à la SFIO.

Moi, je rêvais de Napoléon, j’envahissais la Russie et, avec des copains de classes, nous passions le cours à dessiner. Autant dire que nos notes étaient faciles à dessiner !

J’obtins mon bac avec un 17 en littérature, largement dû à Isidore Isou, Des Esseintes et l’Oulipo à qui et à quoi mon oncle m’avait initié.

Pourtant, durant cette longue période d’ennui, le dos tourné au soleil de la caverne, plongé dans la raison pure avec le Dasein comme comparse, et abreuvé du rôle de Hegel dans le développement du marxisme, je fus soudain enthousiasmé, ébaubi, transporté, séduit et confondu par une des théories les plus délirantes de la philosophie : le solipsisme.

N’allez pas croire que le solipsisme soit une étoile filante comme il en fut au cours des millénaires de la spéculation intellectuelle.  On le trouve partout !

Héraclite, Platon, Descartes, Kant, Fichte, Hegel, Berkeley, Russel, Sartres, Wittgenstein, Hawkins et même le bouddhisme. Tous en ont parlé, s’en sont emparés, ont disserté sur le solipsisme même quand cela ne s’appelait pas solipsisme.

Héraclite

Bon, bah alors, c’est quoi ?

Le solipsisme se résume à l’idée très simple que la réalité n’est rien d’autre que ce que nous en percevons. C ‘est à dire que la réalité n’est rien d’autre qu’une construction, une représentation, un fantôme de mon imagination. 

Thiry, le prof de philo, s’était bien amusé à nous mettre au défi de prouver que nous n’étions pas des fantômes de son imagination. Le marxiste et le socialiste de service, nourris aux tétines du matérialisme historiques se ruèrent su l’appât. De toute mon année de philo, je ne m’étais jamais tant amusé. Le prof de philo qui, de temps en temps, quand nous étions trop peu, nous faisait cour dans le bistrot proche du lycée, n’était pas un de ces profs dogmatiques cramponnés au programme et aux bonnes manières. C’était un vrai penseur à l’indépendance que je ne sus apprécier que plus tard. Ce jour les deux doctrinaires mordirent cruellement la poussière. Heureusement que Béria n’était plus !

Jouant avec le nom d’un des solipsistes les plus distingués, le prof concluait ses explications par un « Fichte ! » rigolard. (Fichte, un philosophe pas drôle du tout).

Johann Gottlieb Fichte

Le solipsisme est une théorie de l’indémontrable. Si beaucoup de philosophes en parlent, c’est souvent pour s’en défausser, pour la critiquer, la rejeter. Bien sûr. Mais la critique se fait presque toujours en opposant la subjectivité, le doute, l’inconnaissable à la rigueur de la science et l’évidence du monde réel et observable. Mais cette opposition ne résout pas du tout le problème. 

En opposant une réalité subjective que je suis seul à connaître et percevoir à une réalité objective qui représente l’expérience commune et la science, je ne réponds pas à la question de prouver que tout l’ensemble n’est qu’une projection de mon imagination. 

Le bouddhisme fait ses choux gras de ce subjectivisme absolu pour justifier la réincarnation comme l’enchassement de rêves constituant le cycle des vies, chacune étant le rêve de la précédente, y puisant les raisons d’un meilleur ou d’un pire destin. Freud n’est pas si loin. Du coup, le réel compte peu et on devient fakir.

Le film Matrix (le premier) est un exemple très intéressant de solipsisme inscrit dans un imaginaire scientifique. Il pose une vraie question (quant à cette théorie) : si tout est une représentation de mon imagination, alors, qui suis-je : suis-je réel ou suis-je le rêve d’une machine entièrement gouverné par une construction imaginaire d’un monde destiné à servir un projet obscur.

Héraclite, le plus intéressant, parce que le plus ancien, fait une remarque intéressante : l’homme éveillé n’a qu’un monde tandis que l’homme endormi en a autant que de ses rêves.

Et bien entendu, ce fer fut battu par bien des philosophes à travers les âges pour distinguer un monde d’expériences communes, donc tangibles, partagées et un monde idéal (pas forcément) qui n’appartient qu’à ma propre subjectivité. 

Et puis, on opposera ce qui peut être prouvé et ce qui ne le peut pas, toujours pour dresser une barrière contre l’hypothèse initiale du solipsisme. Et puis on essaiera de dresser la barrière de la transcendance, de ce qui ne peut pas être en moi, mais qui existe pourtant. Mais cela non plus ne brise pas l’hypothèse.

Le solipsisme, comme me l’avait raconté mon prof de philo, résiste à toutes les objections, ce qui en fait un piège philosophique majeur. Pas étonnant que tout le monde s’y soit colleté. 

Qu’est-ce qui distingue le rêve de la réalité selon le principe du solipsisme ? Le rêve se termine en général dans un lit, la réalité solipsiste se termine dans la tombe.

Pas sûr !!!

S’il existe une dimension perverse, c’est bien le temps. L’espace, ce sont les trois dimensions dans lesquelles je me meus et que je perçois avec mes sens. Le temps c’est une dimension que je ne peux pas percevoir, qui se déroule selon un flèche unique sur une ligne unique et qui, pourtant, est sujette aux déplacements dans l’espace et à ma subjectivité, même dans mes rêves. 

Le temps est limité par deux singularités, mon endormissement et mon réveil (ma naissance et ma mort, si vous préférez).  A l’intérieur de cela, tout ce qui s’est passé disparaît, tout ce qui va advenir n’est pas apparu et tout ce qui se passe est insaisissable. Ça c’est le fameux débat entre Héraclite et Démocrite. 

Mais ce que l’on sait que l’on ne sait pas, c’est à quoi ressemblerait un monde où le temps est aussi perceptible que l’espace, où la seconde loi de la thermodynamique est réversible (tout tend vers l’entropie : de l’ordre vers le désordre, de la tasse entière à la tasse cassée).

Beaucoup d’hypothèses cosmologiques d’une rigueur scientifique sans faille nous inscrivent dans un monde au nombre infini de dimensions repliées sur elles-mêmes où nous ne jouions que le rôle d’une exception étrangère à nos sens. ça donne le vertige et on se sent peu de chose dans le grand livre de l’univers dont nous n’occuperions que la dernière ligne.

Voilà-t’y pas qu’on vient de découvrir que le temps n’est pas une dimension unique et, qu’après le big bang, deux lignes de temps se sont développées, l’inverse l’une de l’autre. Existe-t‘il un monde où les effets précèdent les causes, où les tasses cassées remontent sur le guéridon de ma tante ?

Ils disent que c’est le temps … (source Science et Vie)

Ce ne sont pas les philosophes qui font avancer le schmilblick,  ce sont les physiciens comme Stephen Hawking qui, partant de leurs recherches strictement théoriques et mathématiques, valident ces dernières par l’observation mesurable et, in fine, se déterminent philosophes. 

Stephen Hawking

Or, contrairement à ce que tout raisonnement raisonnablement raisonnable laisserait supposer,  ces chercheurs qui font exploser les rêves les plus fous, décrivent un monde qui défie toute forme de logique empirique, ces chercheurs nous emmènent tous sur une route où la subjectivité du sujet influe sur la réalité observable. 

Ces chercheurs, qui ne sont pas fous du tout, nous expliquent que la réalité pourrait bien être un fantôme de notre imagination. 

Questions de Bible

Je n’ai jamais lu la Bible. Mon athéisme, né un jour de messe, lorsque j’avais six ans, où je ne vis rien du tout alors qu’on me demandait de baisser la tête pour que le Saint Esprit passe me visiter, m’interdisait d’ouvrir ce bouquin très suspect à mes yeux.

Plus tard, j’ai eu l’occasion d’en entendre de nombreuses lectures en assistant à des cérémonies religieuses de divers cultes se disant « du Livre. Je n’ai vraiment pas aimé ce discours qui nous propose de nous aimer les uns les autres et de massacrer tous ceux qui ne sont pas d’accord. Une accumulation de guerres, de vengeances et de punitions. Dieu est bon, mais pas avec ceux qui ne pensent pas comme ses prêtres.

Puis j’ai plongé mon nez dans divers ouvrages historiques, ethnographiques  et archéologiques parce qu’on s’intéresse toujours à ce qu’on n’aime pas. Et je n’ai pas été déçu.

QUAND A-T’ELLE ETE ECRITE ?

Il existe, dans les travaux de croyants, plein d’affirmations selon lesquelles la Bible aurait commencé d’être écrite en 1450 avant Jésus Christ. C’est bien, c’est raccord avec les histoires que le livre raconte, même si cela nous met Abraham aux alentours de moins 3000 avant Jésus Christ.

Oui, mais les recherches vraiment historiques concluent qu’elle a été écrite entre le VIIIème et le IIIème siècle avant Jésus Christ, les plus anciens sont des fragments (Manuscrits de la Mer Morte) qui ne disent pas précisément ce  qui est imprimé aujourd’hui. Ce qui fait que les auteurs ont attendu près de cinq siècles avant de raconter l’histoire de Moïse. Or, en ce temps là, je vous le dis, les bibliothèques étaient rares et Internet n’était pas encore accessible. Autant dire que la rigueur historique n’était pas garantie.

Il est désormais admis qu’une très grande partie de la Bible est l’adaptation de textes et de mythes zoroastriens, babyloniens et helléniques. En d’autres termes, la majeure partie de la Bible est une grande œuvre de recyclage. « Horreur ! » direz-vous, mais en fait, il s’agit en ce temps là de pratiques très répandues. La propriété intellectuelle n’était pas encore de mise.

La Bible, c’est un patchwork de textes assemblés au fil des siècles pour établir le vraisemblable de l’histoire et de la religion. Les Évangiles ne feront pas mieux.

MAIS POURQUOI LA BIBLE ?

La Bible est le texte fondateur des religions monothéistes qui existent aujourd’hui. Sans Livre, pas de religion. Pas de Christianisme sans Évangiles, pas d’Islam sans Coran, pas de Protestantisme sans les 95 thèses, etc.

La Bible, c’est ce qui ancre la croyance dans un récit historique.  Partant, et cela est vrai pour toutes les religions, le texte plie l’histoire aux nécessités du propos. 

Plus forts que la Bible, les Évangiles sont une sélection plus que tendancieuse de quatre textes parmi trois cents autres (dit-on).

Quand on fait remarquer que la Genèse est d’une valeur historique contestable, on se voit opposer deux réponses :

  • C’est un texte métaphorique (donc on y trouve ce que l’on veut)
  • C’est la vérité que la science maudite veut spolier (votez Donald Trump !)

La Bible a récupéré des mythes venus de partout pour les organiser en forme de religion. Gilgamesh devient Noé et le Judaïsme se trouve un sens écologique.

Les Romains ont aussi recyclé la mythologie grecque à leur profit. Mais ils étaient polythéistes, c’est à dire qu’ils avaient la possibilité intellectuelle d’agréger d’autres mythologies sans se formaliser.

Mais le monothéisme n’est pas de cette eau là : il n’y a qu’un seul dieu, donc c’est le nôtre (sinon il y en aurait plusieurs).

La Bible organise la « Vérité » à travers de sa réécriture de mythes compilés et reliés par un fil unificateur : le livre lui-même.  La Bible, c’est le fondement de la religion du Livre.

Sans Bible, pas de Judaïsme. 

Cela nous amène à une question fondamentale : puisque la Bible date au mieux du VIIIème siècle avant JC, qu’en est-il de la religion juive avant cela ? Je reformule : Moïse était-il juif ? 

Mais puisqu’on vous dit que ce sont des métaphores !

MOÏSE ET L’EXODE

Posons d’abord quelques références historiques :

  • Tout cela se passe aux alentours de 1350 – 1250 avant JC.
  • C’est l’époque d’Akhenaton et de Ramsès II 
  • La zone couvrant la Palestine, le Sinaï, la Syrie et la péninsule arabique est un véritable melting-pot où circulent des Bédouins, des Assyriens, des Hittites, des Babyloniens, des Zoroastriens, des Égyptiens, des Grecs (Achéens),  enfin plein de monde
  • Aucune catastrophe climatique, tellurique, épidémique n’est à signaler
  • Les Égyptiens pratiquent l’esclavage, mais avec répugnance, avec les vaincus de leurs guerres et les peuples du Sud (Nubiens). On ne voit pas pourquoi ils auraient fait venir les Hébreux
  • Si les sept plaies d’Egypte étaient survenues, si un pharaon et toute son armée avaient été engloutis dans la mer Rouge qui s’était ouverte pour laisser passer Moïse et les siens qui n’avaient même pas été mouillés, les Égyptiens en auraient parlé. Or ils n’ont pas gravé une seule pierre, écrit sur un seul papyrus à ce sujet. Pourtant ils ont beaucoup écrit sur la bataille de Qadesh qui eut lieu à la même époque, dans les mêmes parages.
  • On ne construit plus de pyramides et les pyramides elles-mêmes furent bâties par des ouvriers qualifiés et fort bien traités. À cette époque, on construit Pi Ramsès dans le delta du Nil. Si les hébreux avaient dû fuir, on ne voit pas pourquoi ils auraient dû traverser la Mer Rouge, bien au Sud.
  • Aucun autre texte ne fait allusion à ces événements : ni les textes égyptiens (premiers concernés), ni cunéiformes (l’autre civilisation opposée aux Égyptiens), ni chez le premier historien connu, Hérodote.

Tous ces faits, aujourd’hui établis, posent une question très simple : pourquoi de tels événements n’apparaissent-ils que dans la Bible écrite au mieux cinq siècles plus tard ?

Moïse est un mythe qui réorganise une autre réalité pour lui faire servir un propos religieux. Cela n’exclut pas catégoriquement Moïse, mais en fait nécessairement quelqu’un d’autre.

Tout cela me fait penser au Saint Esprit de mon enfance.

LE MYTHE REVISITÉ

À force de m’interroger sur cette époque incroyablement lointaine, une époque où les mythes ont la même force que l’histoire et l’archéologie, je me suis façonné une théorie qui remet en ordre ma vision des choses. Il est très probable qu’elle ne résistera pas forcément à une véritable investigation scientifique, même si je reprends à mon compte quelques articles récents. Mais la théorie biblique n’a pas beaucoup plus de preuves pour sa fiction religieuse qui me semble, de plus, beaucoup plus coûteuse en événements et contraintes de vraisemblance. 

Que se passe-t’il à cette époque dans cette région ?

  • L’épisode monothéiste d’Akhenaton ne peut pas avoir simplement surgi et disparu. Il est très probable qu’un mouvement plus ample et au cycle plus lent se trouve représenté par Akhenaton. L’esthétique très divergente et l’éradication des signes de ce règne laissent entrevoir un schisme profond d’une durée plus importante que celle de ce pharaon. Son monothéisme est un indice de sa capacité à durer. Les monothéismes ont la vie particulièrement dure. 
  • A la même époque, l’espace Palestine, Assyrie, Babylone est en grande crise et en conflit ouvert avec l’Égypte. Ce territoire est fortement tenu par les Hittites, mais, culturellement, il est complètement anarchique. Néanmoins, les tendances religieuses sémitiques y ont fortement cours. On y adore le taureau …
  • Ramsès est en guerre ouverte et permanente avec les Hittites. Les conflits entre l’Egypte et les Hittites se soldent par des batailles et des victoires indécises amenant à des compromis et des représentations très tendancieuses. Chaque parti doit cultiver sa gloire, masquer ses faiblesses.
  • Les Hébreux n’existent que dans la Bible. Au mieux, c’est une peuplade parmi d’autres. S’il en est en Égypte, c’est un tout petit nombre et probablement pas des esclaves. On se souviendra que Moïse est pote avec Ramsès, pas vraiment un esclave persécuté.

Deux phénomènes peuvent s’être produits à ce moment là :

  • L’émigration d’un groupe plus ou moins important des rescapés du mouvement solaire/monothéiste vers la région où le pharaon aura le moins d’influence possible, probablement menés par un leader charismatique.
  • La confrontation entre ce groupe de monothéistes et des tribus très divisées, polythéistes, adoratrice du taureau sacré, culturellement fascinées par l’or et la richesse.

La rencontre entre ces deux phénomènes ne peut qu’être explosive. Le monothéisme peut y jouer de sa cohérence et de son fanatisme. N’oublions pas que les polythéismes sont agrégatifs tandis que les monothéismes sont exclusifs. 

Mais au moment où les deux ensembles se rencontrent, ils ne peuvent que se fondre et s’interpénétrer. Les différentes cultures, venues d’Egypte (monothéisme solaire) et venues de la région d’installation (mythes zoroastro-babyloniens) commencent à se fondre.  

On parle mille langues, le mythe de Babel y pourvoit. Les dix commandements viennent de la montagne, du feu solaire, ils unifient l’ordre de la croyance et de la morale. Au début était le verbe, mais on ne peut prononcer le nom de Dieu. Un trait de génie dans l’anarchie tribale de ce monde.

Tous les épisodes de la Bible ont une fonction parfaitement identifiable :

  • L’affaire du veau d’or règle leur compte aux mythes babyloniens
  • Les dix commandements font le lien entre Dieu et la loi des hommes. Dieu est solaire, il met le feu aux buissons
  • Noé, récupéré de Babylone, permet d’énoncer des enjeux écologiques pour le projet humain dans le monde
  • La Genèse place l’homme face à Dieu. Si Dieu a créé l’homme a son image, l’inverse est tout aussi vrai
  • Jéricho nous explique la supériorité d’un dieu unique sur la multitude des polythéismes

Tout est faux, mais tout a un sens.

Et Moïse dans cette histoire ? Le mythe nous dit qu’il a survécu à un holocauste. On nous dit aussi qu’il est devenu l’alter ego du pharaon sans en avoir le rang. Rien ne prouve son existence ni, surtout qu’il fut hébreu. S’il a existé un meneur pour le fameux Exode, il ne peut s’agir que d’un leader religieux doué d’un indiscutable charisme ou rôle idéologique.

On le fait disparaître sur le seuil du pays de Canaan parce qu’il n’est pas bienséant qu’un dignitaire égyptien, fut-il déchu, en rupture, soit le chef d’un peuple qui compte beaucoup d’ennemis de l’Egypte. Et puis, à son âge, 122 ans, il arrive qu’on passe l’arme à gauche.

Sans Moïse, l’histoire ne fonctionne pas plus que le Christianisme sans Jésus, l’Islam sans Mahomet. Mais le personnage demeure complètement hypothétique, ce qui n’exclut pas qu’il ait existé. Mais probablement selon des modalités très différentes de la fiction présentée par la Bible. Le personnage fondateur du Judaïsme ne peut pas être autre qu’un Juif, paradoxe inexpugnable.

Il n’y a pas de génération spontanée. Les Juifs ne sont pas un peuple né spontanément dans le vide d’une planète sans humains. Les Juifs sont la rencontre de plusieurs cultures, dont certaines très opposées entre elles, que leur monothéisme a aidé à unifier. 

Alors que la question de Moïse est essentielle, l’histoire s’intéresse avant tout à la traversée de la mer Rouge. Or il existe nombre de possibilités pour ce passage : la traversée de la mer des roseaux au nord de la mer Rouge (fastoche), le passage d’un ban de sable au bord de la Méditerranée (Why not ?), un tsunami (Banzaï), rien du tout (pourquoi pas, mais il n’y a pas de fumée sans feu). Rappelons nous que la traversée de la mer Rouge n’est pas un événement neutre : c’est un franchissement et c’est le lieu de la destruction de l’origine égyptienne du peuple de l’Exode. 

ET DONC JE VOUS LE DIS …

Ainsi se constitue un monothéisme qui unifie une grande diversité. Cela commence par le lieu où se cristallise symboliquement ce concept de judaïsme, puis la rédaction d’un Livre qui unifie un ensemble de mythologies venues de partout, sans le moindre égard pour la réalité historique, mais avec un souci formidable de donner des leçons d’humanité, de société, de morale. Une cohérence du mythe si profonde qu’elle se transmet dans la diaspora, le développement des Juifs à travers le monde. 

Mon athéisme me souffle à l’oreille que tout est faux dans la Bible. Et pourtant il n’existe pas de livre dont l’influence ait été aussi fondamentale. Cette influence tient au caractère universel des enseignements que sa rédaction, pourtant sanguinaire et vindicative, met en ordre au service de la culture de nombre de peuples. Même le marxisme, parfaitement athée, s’est inspiré des principes bibliques en les renommant et en les réorientant.

Les religions asiatiques, Confucianisme, Zen, Bouddhisme, Shinto,  remplissent les mêmes fonctions avec une efficacité similaire. De fait, il s’agit de mettre en scène les principes qui fondent la survie des sociétés, des cultures et de la survie de l’humanité.

Moïse, Jésus, Mahomet, Zoroastre, Bouddha, sont tous, selon des modalités diverses, des humains qui se sont fait interface entre le divin et l’homme. Leur humanité est indispensable, essentielle, fondamentale. Sans cette humanité, Dieu reste transcendant, donc détaché de l’homme. La Bible est un texte, donc elle est humaine, elle est la trace de l’action d’écrire qui est le fait d’un homme.

Rien de tout cela ne renverse mon athéisme car cela ne renverse pas le principe que l’homme a créé Dieu à son image et que la Bible reflète aussi dans sa rédaction le goût de la vengeance, de la punition et de l’intolérance qui anime les humains. 

Il n’empêche que, par son existence et sa pérennité, elle permet de donner une cohérence à toutes les cultures qui s’y réfèrent. Même pour un mécréant de mon espèce qui ne l’a même pas lue, n’a guère envie de la lire et qui doute par principe de tout ce qu’elle raconte, elle constitue, en elle-même, une ancre de la civilisation. 

Approche systémique de la réalité

Décrypter la réalité du langage, identifier la vérité du vécu, abattre les masques de la représentation de soi, lever les voiles de la pudeur d’un monde de consommation semé d’incongruités et de rituels abscons. Voilà le Graal du marketing.

Cela a commencé quand j’ai pu constater que les gens qui étaient sensés me raconter leur vraie vie, leurs vrais jugements, leurs vrais rêves, me mentaient sans discontinuer et, probablement, sans s’en rendre compte.

MENSONGE ET CONFORMITÉ DANS LES ÉTUDES QUALITATIVES

Pendant près de quarante années, j’ai pratiqué le métier des études de marché qualitatives. Ça fait un sacré bout de temps.

Au départ, je tenais pour acquis qu’on pouvait se satisfaire de ce que disaient les interviewés ou les participants à des groupes. Surtout quand on les interrogeait sur leurs habitudes, leurs opinions, leurs réactions à une nouveauté. Eh bien non ! Ils n’arrêtaient pas de mentir. Même les enfants !

Je me rappelle avoir travaillé avec un ethnologue qu’on avait chargé d’étudier ce que les enfants disaient, pensaient, aimaient faire pendant leur « temps libre ».

Pour faciliter les choses, il avait opté pour faire parler les gosses par petits groupes de bons amis, de trois à cinq bambins de six à neuf ans.

Les premiers entretiens nous révélèrent une réalité enchantée :

« le temps libre, c’est quand je suis avec ma grand-mère et que nous allons au jardin.

  • le temps libre, c’est quand je joue avec mes poupées / mon garage / mes figurines.
  • Le temps libre, c’est quand je regarde la télé / je joue avec ma console.
  • Le temps libre, c’est quand je vais courir avec papa autour du lac / fairedu vélo avec mon grand frère.
  • Le temps libre, c’est quand je lis des livres tout seul dans ma chambre.
  • Le temps libre, c’est quand j’aide maman à faire des gâteaux … »Vous en voulez encore ? Mon ami ethnologue et moi-même conclûmes que notre client ne nous paierai jamais pour de telles fadaises.Il décida alors de jouer d’un subterfuge. Les entretiens de bons amis continuèrent comme avant. Le magnétophone étant posé bien en évidence sur la table. Puis, au bout de cinq à dix minutes, l’enquêteur déclarait qu’il devait s’absenter pour quelques minutes. Il éteignait ostensiblement le magnétophone et quittait la pièce. Pendant ce temps là, un second magnétophone bien caché continuait à enregistrer, cela pendant quinze à vingt minutes.

Les poupées, les balades en vélo, les gâteaux avec maman disparaissaient immédiatement. Nous plongions soudain dans un monde sauvage où s’organisaient :

  • les jeux de pouvoir, qui domine qui entre les bons petits amis, avec des épreuves plus ou moins barbares
  • l’ennui et le goût très marqué pour ne strictement rien faire (glander)
  • Fouiller et s’amuser des affaires plus ou moins cachées des adultes
  • Organiser des aventures et de mauvaises blagues
  • Se challenger sur des activités interdites, dangereuses ou bizarres.

Notre client, un organisme social très bien pensant, fut scandalisé par nos résultats et tenta par tous les moyens d’édulcorer nos propos.Quelques années plus tard, une de mes filles fut invitée par un confrère belge à évaluer de nouvelles poudres chocolatées. Ce confrère, sosie de Balou, l’ours de Disney, avait inventé une méthode « ludique » pour lever les inhibitions des enfants. Ma fille fut donc introduite dans une salle bourrée de caméras avec plein de jeunes femmes souriantes. Pendant une demi heure, elle dût gouter des boissons chocolatées et répondre aux gentilles jeunes femmes :

  • « Oui, celui là est bon
  • celui là est meilleur
  • celui-là est un peu moins bon
  • ah, celui là, c’est celui que je préfère ! »

Au bout d’une demi-heure elle ressortit et vint me retrouver dans la salle de visionnage :

« Alors ?

– C’était dégueulasse ! »

Pourquoi n’avait-elle pas dit la vérité ? Elle ne voulait pas les vexer et elle avait déjà compris qu’on vous pose moins de questions quand on est d’accord. Il est toujours plus économique de consentir.

Lors de nombreuses réunions de consommatrices que mon métier m’amenait à animer, je constatais la forte pression de conformité qui s’exerçait entre les charmantes dames invitées à décrire leurs habitudes. L’une d’elle, qui déclarait ouvrir les boites de camembert pour vérifier avec le doigt s’il était moelleux, s’attira des autres un « Mais madame, c’est comme ça qu’on attrape le SIDA ! »

Je finis par comprendre que les méthodes classiques de recueil de données avaient d’excellentes raisons d’être remises en question.

Beaucoup de chercheurs ont tenté de contourner ce type de difficulté par des méthodes créatives, partant du principe selon lequel, si l’interviewé ne sait pas quelle est la bonne réponse, il ne peut pas mentir. Ce qui a pourtant

souvent donné, d’après une de mes bonnes amies, experte en créativité, les roses pour les filles et les bleus pour les garçons.

La pression de conformité (il faut être dans la norme pour être admis), l’économie du consentement, l’inhibition des singularités, sont des facteurs de protection lorsqu’on se trouve face à une autorité, quelle qu’elle soit. Les méthodes non directives n’apportent pas plus de réponse à ces problèmes car la pression pour exprimer la norme l’emporte presque toujours sur le besoin de se distinguer.

Il fallait trouver un moyen de contournement …

L’ANALYSE SYSTÉMIQUE

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les services de renseignements américains firent appel à des chercheurs en psychologie, dont Gregory Bateson. Leur but était de démasquer les mensonges des Allemands et des Japonais et de les désinformer en leur sapant le moral.

Cela donna un souffle nouveau au courant behaviouriste et fut à l’origine du collège invisible de Palo Alto animé par Don Jackson Paul Watzlawick, Ray Birdwhistell.

Ces chercheurs, après la guerre, se réorientèrent sur les pathologies du comportement et de la communication. Un des adages de cette discipline était « Language Makes The World Go Wrong ».

Pour ces chercheurs, l’hypothèse première était qu’on n’est jamais fou tout seul, que la folie se construit dans une altération des interactions qui se manifeste de la manière la plus explicite dans le langage. Mettre des mots sur un problème, ça aide beaucoup pour comprendre.

Plusieurs principes sont au fondement des approches systémiques :

  • On ne peut pas ne pas communiquer, ce qui signifie que même en faisant tout pour éviter le contact, le contact se fait quand même, indépendamment de notre volonté.
  • Un message émis à travers le langage, quand il comporte un point essentiel / litigieux / problématique se traduit également à différents niveaux, dans le regard, la gestuelles, la transpiration, le rythme cardiaque, … le détecteur de mensonge, vous connaissez ?
  • Les conflits ne grandissent pas du fait de celui qui a commencé, mais dans le feed-back positif de l’échange qui autoalimente le conflit. Chacun en remet une couche à chaque échange et le conflit passe de mineur à apocalyptique.
  • On ne peut sortir du conflit qu’en opérant un décadrage, c’est à dire en changeant brutalement une rupture, une injonction paradoxale, un changement de rôle.
  • La folie naît de l’impossibilité de résoudre une situation paradoxale, sans issue, qui devient une obsession, une interdiction de vivre.
  • Le pourquoi n’est pas aussi important que le comment. La cause de bien des problèmes est dérisoire alors le processus de développement de la pathologie est essentiel et doit être identifié, désamorcé.

Si le langage n’est qu’un aspect du champ de la systémique, il en est l’un des plus importants, le principal vecteur de la relation triangulaire entre le patient, le thérapeute et la troisième personne qui est vécue comme source du problème (le patron, le conjoint, l’autre).

La lecture des ouvrages des chercheurs de Palo Alto est passionnante. Elle fait grincer des dents aux psychanalystes qui tendent à penser tout le contraire et qui détestent leur intelligibilité lumineuse.

Ces principes permettent de mieux appréhender les attitudes, les comportements et les opinions des consommateurs. Comment opérer un tel décadrage que l’interviewé, le participant ôte son masque pour nous révéler sa vérité.

Le principe de base de la systémique telle que je l’ai appréhendée et adoptée, car on pourra m’objecter qu’il s’agit d’une discipline bien plus vaste ou aussi que c’est un des piliers de la manipulation des esprits, c’est que l’on recrée les conditions d’une expression sincère et véridique. Je ne parle pas de vérité, mais de la vérité de ce que pensent les gens.

Le bon sens nous dit souvent «mets toi donc à sa place!» et ce bon sens a fichtrement raison. Quand le psychiatre demande à son patient « que pensait- il quand il vous a dit ça ? Essayons de voir ce qui l’a poussé à vous le dire et ce que vous auriez ressenti quand il vous aurait répondu ce que vous lui avez dit ». Il s’agit de renverser les rôles et mettre en évidence les effets du feed back positif, de l’amplification du conflit. Le feed-back positif, c’est quand un processus tourne en boucle en s’amplifiant du fait qu’il s’auto alimente. Songes, par exemple, à une conversation entre deux automobilistes mécontents.

Le principe de la thérapie systémique est de casser le cercle vicieux et le tourbillon cesse d’être alimenté. En prescrivant une conduite paradoxale qui rend impossible l’assouvissement du fantasme, le renforcement de la phobie, le sujet n’est pas guéri, mais il contourne son problème et arrive souvent à s’en dégager ou à l’intégrer.

En psychiatrie, cela peut passer pour une rustine, un tour de passe-passe thérapeutique. Mais j’ai pu constater souvent que cela évitait de s’enfoncer dans des problèmes sans fin dans la vie quotidienne. Cela peut quand même faire l’économie de décennies de divan.

Mais les réticences que l’on a pu développer face à la systémique dans le monde de la thérapie n’ont pas les mêmes résonnances quand il s’agit simplement de savoir ce que veulent vraiment les consommateurs, de ce qui constitue le fond de leur vision des choses.

LA TRIANGULATION (LE PRINCIPE DE BASE)

Ivanka était une belle Croate qui travaillait avec moi dans les années 80. Elle haïssait d’être traitée de Yougoslave… C’est avec elle que j’ai mis au point une technique d’entretien dont les résultats étaient stupéfiants.

Cela commençait de manière classique, avec une enquêtrice qui interrogeait une ou deux consommatrices avec une technique plutôt rudimentaire : elle posait de façon insistante des questions sur le produit ou la publicité que nous testions, ou sur le sujet qui nous intéressait. Cette insistance avait surtout pour but d’imprégner les participantes de l’objet de l ‘entretien. L’enquêtrice s’inquiétait du retard d’une dernière participante.

Enfin, celle-ci arrivait, confuse et pleine d’excuses, avec un cabas dont dépassaient des poireaux (pas indispensables). L’enquêtrice déclarait qu’elle devait aller régler un problème administratif et quittait la pièce.

Ivanka (qui me rappelait souvent qu’elle avait dû passer une maîtrise de psychologie pour passer pour une ménagère obtuse), demandait à la ou aux autres participantes de la mettre au courant de l’entretien. Elle devait sembler un peu idiote, au moins lente, car elle ne comprenait pas toujours très bien ce qu’on lui expliquait et l’accent croate était une arme redoutable.

Grâce à sa curiosité et à ses questions naïves, les autres consommatrices lui expliquaient gentiment tout ce qu’elle devait savoir.

Quand l’enquêtrice officielle revenait, il lui suffisait de poser des questions de routine et clore la session.

Cette méthode, qui était pourtant filmée, a fait se dresser les cheveux sur la tête de bien de mes clients car, à l’instar des bambins, les ménagères révélaient une réalité très explosive quand elles ne pensaient plus être en représentation ou obligées de bien répondre face à l’enquêtrice experte.

Là encore, il arriva souvent que le client, qui observait le spectacle, fut fâché de ce qu’il voyait. Mais il avait vu …

Le principal problème posé par la triangulation telle que je l’avais mise au point, c’était que j’avais absolument besoin du talent d’une Ivanka. Et Ivanka avait des ambitions plus vastes que mes jeux malicieux.

LA TRIANGULATION (MÉTHODES DÉRIVÉES)

Il fallut bien renoncer à Ivanka et élargir la méthode à des problématiques plus vastes. Pour y parvenir, il convenait d’en revenir aux bases méthodologiques et aux principes de la systémique.

Cela donna naissance aux groupes triangulés et aux entretiens observationnels.

GROUPES TRIANGULÉS

Les groupes triangulés, que j’ai amplement développés dans le domaine médical, consistent à informer un ou plusieurs médecin(s) d’un argumentaire, d’une explication ou d’une théorie.

Dans un second temps, les médecins informés restituent le plus fidèlement possible, et surtout sans prendre parti, l’information aux confrères non informés.

Dans le troisième temps, les confrères peuvent poser des questions, contester le message. La systémique nous dit que les « informés » défendront ce en quoi ils croient vraiment et cèderont sur le reste. C’est là que l’on apprend la vérité.

Parce que le client veut plus de détail, on procède ensuite à un test classique …

Pendant de nombreuses années, cette méthode a permis de faire le point sur de nombreux argumentaires médicaux.

Pour rendre le message intelligible, j’avais inventé deux outils :

les big letters et la matrice d’innovation.

Cette méthode a été largement dévoyée par des gens avides de profit et parfaitement ignorants des principes qui la gouvernaient. Le mainate répète sans comprendre tant qu’on satisfait son avidité.

ENTRETIENS OBSERVATIONNELS

Une autre approche de la réalité sans fard, c’est d’observer dans la vie réelle.

Comment conduisez-vous votre voiture, lavez-vous votre linge, cuisinez-vous vos repas, bricolez-vous ?

L’enquêteur utilise une caméra et se fait tout petit. Je n’utilisais que des enquêteurs gentils, neutres, sans danger. Et la question unique était : « et là vous faites quoi ?». Encore une fois, pour être tout doux tout gentil, il faut savoir y faire.

Les entretiens observationnels reposent sur un principe simple : mis en situation d’être observé par un enquêteur naïf qui ne pose aucune question dérangeante, la personne observée met en scène sa vérité.

LE DERNIER DÉCADRAGE

Les entretiens observationnels m’ont permis de transmettre à des grandes multinationales des informations essentielles sur la réalité de la vie des consommateurs.

A plusieurs reprises, je m’étais rendu compte que le marketing des entreprises était à mille lieues de la réalité de la vie. J’avais découvert que les marketeux internationaux d’une grande multinationale ne savaient rien du petit déjeuner français, sinon par des pourcentages. Je les réunis un matin

avec des bols, des croissants et du café au lait. Et je leur fis découvrir qu’on trempait le croissant dans le café au lait. Arrêt de l’idée d’un beurre à l’huile d’olive : c’est pas bon !

Si on se réfère à la norme sociale, un responsable marketing, même s’il s’agit d’un sous-scaphandrier trompette, est une sorte d’autorité. Donc il faut neutraliser cet aspect. Par conséquent, je le transforme en enquêteur naïfs qui doit filmer un sujet simple : la boite à outils, le placard, le bac à linge, le rangement de la bouffe.

En général, ils est affolé mais ils se tient au protocole et obtient sans effort la quintessence de l’observation : « faites quelque chose avec ces instruments / ces produits ».

Le plus grand intérêt de ces approches, c’est la surprise de ceux qui les ont réalisées sans aucun intermédiaire, en rupture avec les convictions ambiantes. Tous ces gens, immergés dans leur activité professionnelle, au cœur de tours anonymes, découvraient l’étrangeté, l’exotisme des humains normaux.

Sans égard pour l’analyse, les professionnels observent, se passionnent pour les étrangetés des observations. Quand une objection survient, la réponse est : « mais tu l’as bien vu !!! »

En envoyant des chefs de produit, des responsables marketing , observer et filmer la réalité du monde de leurs consommateurs, sans aucune protection ni aucun guide ou interprète, ils en reviennent comme des explorateurs qui ont triomphé de la jungle, comme des missionnaires touchés par la grâce.

Il faut bien avouer que la notion de triangulation est nettement mise à distance au profit de nouvelles formes d’investigation qui esquivent l’influence du couple question/réponse et son cortège de faux fuyants.

LA CONCLUSION PARADOXALE

France Culture a bien essayé de transformer ma recherche en une entreprise cynique et antisociale. Mais au bout du compte, je me demande toujours ou se trouve la vérité de ceux que j’interroge.

Il y a quarante ans, pour obtenir de l’information sur les anti-nucléaires, mon vieux copain me fit passer pour un con vendu au lobby atomique. Des heures durant, je fus abreuvé d’explications qui firent le miel de l’EDF.

L’autorité de l’observateur est sa faiblesse ultime.

Les approches systémiques reposent sur une mise en évidence des paradoxes, des incongruités, des altérations de la réalité liées à la position de celui qui parle.

Au bout du compte, la recherche de la vérité se heurte au contexte, aux normes sociales et pulsions sociales de l’énonciateur.

Au fil des années, j’ai constaté que la réalité bizarre ou choquante de ce que l’on observait était tenue pour insultante, irréaliste, négligeable par ceux qui refusaient la réalité des observations que nous avions menées.

ET MAINTENANT

Cela fait de nombreuses années désormais que j’ai quitté le monde interlope du Market Research.

Les réseaux sociaux ont engendré un univers de représentations que l’on veut prendre pour la réalité, qui tiennent lieu de vérité.

On a fortement l’impression de se révéler sur ses réseaux sociaux favoris, quitte à dévoiler ses secrets intimes. L’informatique ne triangule pas, elle engrange des données sans en connaître le sens. Cela signifie que les données n’ont pas d’intention. Chacun déverse ses données sans avoir la moindre idée des intentions de ceux qui les reçoivent, de ce que deviendront leurs images, leurs déclarations.

L’aspect le plus frappant de ce phénomène est le caractère désinhibant de l’expression sur un réseau où l’on se croit protégé par l’anonymat. Le besoin de se masquer, de bien répondre, d’être conforme à un modèle social est neutralisé. Pourquoi monter un scénario qui brouille la situation d’entretien quand il suffit de laisser s’exprimer les fonctions primaires de l’instinct humain sur les divers gazouillis du net ?

Il semble bien que les méthodes observationnelles n’aient plus d’utilité puisqu’il suffit de suivre des blogs et des auto-filmages redondants que l’on retrouve à l’infini sur les réseaux sociaux. En fait la situation est plutôt inversée, on ne se masque plus par conformisme, on s’expose pour se singulariser. Il en résulte une foire de comportements hyperboliques qui ne reflètent pas mieux la réalité que les propos arrondis et normés des participants à des groupes, que ce soient des ménagères ou des spécialistes médicaux.

On en arrive à une des questions fondamentales de cette problématique : Existe t’il un lien légitime entre l’acquisition d’information et la progression du bonheur pour chaque individu sur cette planète ?

Lorsque, dans les années 70, je suis entré dans le monde des études de marché, l’implication morale de la recherche était une constante idéologique et la rumeur courait de méthodes insidieuses d’influence commerciale, voire politique. Mais dans un même temps, la fascination pour les méthodes neutralisait toute réflexion sur l’intégrité des personnes interrogées. Ces questions se sont peu à peu diluées au nom de la réalité des informations recueillies. L’analyse systémique revêtait parfois un habit de méthode sournoise. En fait, elle se contentait de lever les freins à l’expression de la réalité, du vécu débarrassé des clichés normatifs.

Mais aujourd’hui, au nom de la circulation libre de l’information, au nom des bénéfices évidents de la diffusion des informations personnelles, sans masque, une immense majorité de consommateurs abandonnent leur intimité à des systèmes de traitement de données.

Ceux qui gèrent ces données (Big Data: données obèses) n’ont aucune considération pour les motivations et les processus qui contribuent à leur production et leur évolution. On dispose d’une masse de données, mais de peu de clés de compréhension car la quantité se substitue au sens. De plus, au lieu de refléter le quotidien, les habitudes, le fond de sauce de la vie, ces diffusions, ces auto-filmages, selfies et autres apparitions sur les blogs et réseaux, mettent en évidence l’exceptionnel, l’étrange, l’anormal.

Du recueil naïf des opinions à un traitement insidieux des comportements, on constate, décennie après décennie, à une gestion du consommateur au titre d’un paramètre économique. Le bonheur que j’éprouvais dans les années 80 à dévoiler la réalité des opinions et des comportements a cédé la place à une suspicion inquiète à l’encontre des instruments de contrôle et de manipulation des individus.

L’analyse systémique est née dans le contexte d’une pensée hostile et dangereuse. Puis elle a pris corps pour améliorer les relations à l’intérieur d’une société. Puis elle est devenue un agent de conformation sociale. En fin de compte, la société contemporaine a banalisé ses enseignements tout en les dévoyant. Les big data se sont substitués à une compréhensions par les nombres, par la probabilité des actes. La surveillance de tous les instants, la reconnaissance faciale qui sévit en Chine, démontre que 1984, c’est déjà du passé.

Cette désinhibition frénétique fait, en dehors de toute retenue, s’exprimer les instincts, les atypismes, les étrangetés du comportement, les opinions extrêmes et les exhibitions dénuées de tabous. La systémique ne peut plus jouer le rôle qu’elle tenait puisque le monde de l’expression s’est inversé. Dans l’idéal, plutôt que de délier le langage, elle devrait permettre de retrouver la mesure, filtrer les excès. Mais il semble plutôt qu’on se soit détaché du sens au profit d’une compréhension strictement factuelle.

Cette compréhension s’est focalisée sur les comportements, à l’exclusion des motivations réelles. Elle extrapole des comportements des principes moraux et des projets commerciaux qui neutralisent les singularités.

En fin de compte, le risque final est de transformer la recherche d’une société optimale en un projet de contrôle et normalisation de cette société qui demeurera profondément persuadée qu’elle est libre et auto déterminée.

Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre !!!

OUTILS

Les Big Letters

Lors de la lecture d’un texte (en général, un argumentaire ou un concept), le participant est invité à surligner en vert les mots et expressions qu’il apprécie, qu’il aime, qu’il trouve crédibles et qui lui semblent importants. Il est aussi invité à surligner en rouge les mots et expressions qu’il rejette.

Lors du traitement, on procède au grossissement des mots du texte en fonction du nombre de fois que les mots ont été surlignés en rouge ou en vert.

Le résultat est une mise en évidence du texte en fonction de ce qui a été apprécié ou rejeté. Ce que l’on peut lire en vert au final, c’est ce qu’a signifié le texte pour les personnes interrogées. En rouge apparaissent les facteurs de rejet.

L’interprétation de cet exercice est simple: retrouve t’on ou non le message que l’on voulait transmettre, La quantité de surlignage met en évidence le caractère impliquant ou non du message

La Matrice d’Innovation

Chaque participant à l’étude est invité à donner deux notes de 1 à 10 à la proposition testée, une note de nouveauté/originalité et une note d’intérêt/utilité.

L’ensemble des notes est reporté comme des points de coordonnées sur une matrice qui permet de visualiser où se situe la majorité des appréciations.

Des notes faibles en nouveauté et intérêt sont un indice grave d’échec de la proposition.

Des notes fortes dans la seule nouveauté sont le symptôme d’un gadget à l’utilité douteuse.

Des notes fortes dans le seul intérêt sont le signe d’un manque de spécificité : C’est bien mais on l’a déjà.

Des notes fortes dans le milieu du tableau expriment une indifférence polie.

Des notes fortes dans la nouveauté et l’intérêt sont le signe d’un probable succès de la proposition.

Tout le monde rêve d’obtenir le résultat suivant :

Exemple de matrice d’innovation

Retour

Words & Bytes

Tout avait commencé en 1976. C’était longtemps avant Google et les GAFA. Je commençais à travailler sur ma thèse et il me fallait gagner ma vie. Je fus recruté par un cabinet d’études de marché, profession dont j’ignoraIs à peu près tout.

Le dirigeant de cette officine, Jean Michel Bourdier, s’était fait une spécialité d’analyser le discours des consommateurs en comptant les mots.  Cela consistait à faire parler des interviewés aussi longtemps que possible, puis, en reportant les mots prononcés dans des cahiers organisés de façon alphabétique, compter ces mots et leur contexte afin d’en tirer des structures et un diagnostic. 

C’était long, fastidieux, d’une fiabilité d’autant plus douteuse que notre homme payait ses chargés d’étude avec un lance pierre. Les chargés d’étude provenaient en direct de milieux gauchistes qui vomissaient naturellement l’idée de marketing. 

Cette technique s’appelait la lexicométrie : un nom qui résonnait comme de la science, presque de la science fiction !

La première chose que l’on me demanda fut de trouver un moyen informatique de traiter le langage. Je m’acquittai de la tâche en trouvant un informaticien qui vit en notre société un moyen de s’enrichir à bon compte. Et pendant deux ou trois ans, il m’abreuva de piles énormes de listings pleins de mots en colonnes et de chiffres que j’étais presque seul à comprendre. Nous fîmes même forte impression à un congrès d’informatique où l’idée de rapprocher le langage et l’ordinateur évoquait la science fiction.

Puis, un jour je revins d’Angleterre avec un gros clavier en plastique, un Video Genie de 16k. Le machin enregistrait ses données sur des cassettes audio … Mais je m’apreçus qu’il n’était pas très difficile, même avec ce truc, de compter les mots et d’en faire des listes.

Au bout de deux ou trois ans, après avoir acheté un TRS80 beaucoup plus puissant, j’étais parvenu à remplacer avantageusement l’informaticien. Je travaillais avec un ordinateur portable (12 kg), j’avais rempli ma mission. 

Comme j’étais mal payé, je quittai le cabinet et fondai le mien.

En 1988, lors la grand messe du marketing international, le congrès de l’ESOMAR, je fis sensation en démontant la lettre de François Mitterrand aux Français. J’y montrais que le mot JE était très prépondérant et entouré d’un riche contexte social, littéraire et historique. En revanche le mot ÉCONOMIE était très éloigné, entouré d’un contexte plutôt défavorable et sans le moindre lien avec le JE. Boum ! Applaudissements ! Les études de marché ne sont pas franchement à gauche.

Nous étions en 1988 et les questions fusaient, chargées de perplexité. On se demandait avec insistance si, un jour, le traitement informatique du langage aurait une véritable utilité …

Le texte présentant l’analyse de la lettre de Mitterrand s’est malheureusement perdu, mais l’article imprimé est reproduit ici, sans retouches.

Plus tard, au fil des projets, j’ai pu renouer avec la lexicométrie en utilisant des logiciels commerciaux tels que Word et Excel, mais ce fut de façon sporadique et rarement à la demande expresse des services marketing des multinationales pour lesquelles j’oeuvrais. En cause, la complexité, le coût et la durée de tels travaux, qui dépassait de loin les ambitions du commerce.

Et puis, je viens de découvrir, dans Science & Vie que la lexicométrie est toujours active, quarante ans après, dans les universités, en suivant visiblement les mêmes principes :

ENGLISH VERSION

FRENCH VERSION

Words and bytes : the uses of linguistics in qualitative studies

By Pascal Fleury, Managing Director, Trilogy, France.

ESOMAR conference Lisbon 1988 

Best methodological paper award

SUMMARY

The applications of computer language analysis in studies originated when micro-computing, linguistics and marketing came together. Since the principal element available for studies is language itself, analysts have concentrated upon creating methods and tools which enable them to analyse it.

A word’s meaning depends upon the context of the other words which surround it ; lexicologists have created tools which make the best use of this environment and have  applied this to market research. In this way it has been possible to create new computer programmes which bear little resemblance to software available on the market (word-processing, data bases, translating machines), it was only when users began to have easy access to computers that they concentrated upon the full development of language analysis, but by woking alongside them with the aim of obtaining clearer results and responding to the increasing demands of advertisers who want to know, to the exact word, the positioning of their product, the image of their brand or the specificity of their target.

The development of computer language analysis is highly dynamic, and one is often surprised to discover how many people are actually working on it.

WORDS AND THOUGHT

In the early 80s, when linguist first became interested in marketing, they came under fire because it was generally considered that they converted human thoughts into the compilation of lists of words. This criticism was quite understandable if you consider that these same linguists were attacking psychologists, declaring that if something has not been said or written, it had not been thought. Today, this conflict no longer exists : linguists no longer monopolize language any more than psychologists do the mind. Moreover, it has been recognized that an effective classical analysis depends first and foremost on the quality of category definition along with the identifications made by analysts.

But all of this can be greatly improved by the use of language analysis. Intuition, suspicion and supposition give ay to systematic and exhaustive analysis which are both more thorough and more rigorous. Consequently, the analyst can go further while the client obtains more, better structured details. He has more confidence in his decisions since he can base them on indisputable facts : an exhaustive analysis of the corpus of study material, down to the very last detail.

Language and thought are no longer opposed and are integrated into the one incontestable source of study material : what has actually been said.

To realize the influence of language on expressing thoughts, let us imagine the dialogue which could take place between and Eskimo, who has 55 words to designate snow, and a Frenchman, who only has one …

In the same way, let us see what happened when we interviewed mothers and children on the subject of tea-time (« le goûter » – i.e. a snack which is served to children when they return home from school) :

It is quite clear that children are far more expert than their mothers in describing teatime. For example, they described 39 kinds of chocolate. It is also clear that the dialogue of a child with a traditional mother will be easier than with a modern mother. This paradox was a very useful factor when we were working on the communication to be used for a chocolate spread.

THE BEGINNING

At the end of the 70s, market researchers became interested in the work being done on language in universities.

The CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) made an analysis of the words used in the leaflets handed out during the riots of May 1968

Robert Escarpit wrote a curious novel called LITTERATRON which dealt with words used to convince and their analysis by computer.

In other sectors, considerable interest was being shown in language analysis by computers :

the compilation of « Trésor de la Langue Française » by computer (one of the most complete dictionaries of the French language)

the compilation of a French dictionary at Saint Cloud research centre using index cards listing all the possible uses of a word

analysis of the Bible by computer at the Maredsous Abbey in Belgium

research by the European Communities and international organisations into translation problems

work by the Universities of Liège and Louvain on lexicology 

development by the MIT (Massachusetts Institute of Technology) of extensive work on language structures.

All of this work resulted in : 

  • tools for the automatic synthesis of language
  • programming languages which are user comprehensible (PL 1).

Political speeches were also studied from the language analysis point of view (« 800 words to convince » in 1978) and even ELSEVIER has contributed to the development of lexicological disciplines.

All of these activities revolved around three very different domains of competence :

computer experts who worked above all for companies on accounting or industrial problems

linguists who were oriented exclusively towards universities, literature or politics – but certainly not marketing

marketing experts who, for the most part, had never heard of linguistics, and if they had, it had usually been presented in incomprehensible terms by semiologists.

When I defended my « Doctorat d’Etat » thesis on linguistics and publicity, the jury of the university insisted on pointing out that they had nothing to buy and that I had nothing to sell to them – which summed up the hostility of universities towards marketing. The climate was far from favorable.

However, some companies (mostly pharmaceutical laboratories, mail order companies, and some institutions such as EDF = Electricité de France) began experimenting with research on language for their communication. At that time, the only way to carry out these studies was for somebody to actually sit down and count the words. If you imagine the idea of working on a corpus of 100,000 words to count, regroup and compare, you will understand that it was a long job which could take months, employing armies of students and the strictest of methodologies. We desperately needed computers, that was clear enough – and we knew that they were already being used for creating dictionaries and doing automatic translation.

The clients, mostly pharmaceutical laboratories, were totally convinced by the efficiency of using language analysis. But it was often necessary to abandon this type of study because it was too costly, both in terms of money and time.

FACTORS WHICH CONTRIBUTED TO THE FULL DEVELOPMENT OF LANGUAGE ANALYSIS

Microcomputers

At the beginning of the 80s, an important even occurred with the development of micro-computing and its rapid increase in capacity. Even if it had been possible to create programmes for language analysis on old, traditional computers, the work had to be subcontracted to outside companies.

The process was costly and was problematic with regard to respecting the timing of studies. It was impossible to control the programmes ; data was created in lots and produced miles of computer printouts ; and the slightest incident or need for extra information meant the whole process had to be started all over again.

Micro-computing should have changed all of that, but at the outset, it was used in other areas, for word processing, data bases and translation. These tools were not so very far from our needs, but were not satisfactory.

It was imperative to create, from scratch, ad hoc programmes which would be completely different from the software available on the market. Thanks to micro-computing, it was possible to create these programmes and make them simple and user-friendly. Moreover, the rapid increase in computer capacities has allowed us to evolve from the experimental stage, where we treated words in hundreds, to our present productivity, where  words are dealt with in tens of thousands.

Linguists begin working in marketing

A complete reversal of previous tendencies took place and the hostility of universities towards marketing was converted into a sustained interest. Instead of theories which aimed at exposing publicity, we saw the emergence of work which could be used in marketing and publicity. The indirect result of this reconversion was that more and more linguists and semiologists were hired by marketing and advertising agencies.

At the outset, linguists and psychologists were at war with one another, then, gradually, they began to co-operate. This co-operation resulted in the introduction of more and more varied disciplines in marketing such as anthropology, sociology, ethnology, demography, etc. In this way, while becoming multidisciplinary, research could be legitimately oriented towards language study and focus on building up tools to analyse it.

The needs of marketing

Whatever the product – a walkman, a washing powder, a yoghurt, a car or underwear – the supply market largely conforms to the sociocultural tendencies, the motivations and the sensory needs of the consumer.

In spite of the considerable efforts made by advertisers to satisfy consumer expectations and motivations, this has resulted in an apparent lack of product diversity.

More and more frequently today, advertisers ask to know precisely the words which distinguish their products, in the eyes of the consumer, fro that of their competitors. Linguists have been able to give those answers and contribute to marketing just at the time when they were needed.

The following three factors make their contribution possible :

  • the use of software on microcomputers or computers which were easily manageable
  • the fact that linguists had studied marketing
  • the fact that advertisers wanted to know the precise terms used in their marketing communication.

FROM INDEXES TO CONTEXTS

Indexes

People often confuse lexicological analysis with counting the words of a text. Although word counting is necessary, it is only the first stage of the analysis allowing the compilation of a dictionary and the measurement of the text’s readability (i.e. the simplicity or difficulty of the text in terms of comprehension). So lexicological analysis begins with various basic operations :

the introduction of sentence separators which rationalise punctuation

the distinction between lexical vocabulary (i.e. vocabulary which deals with information such as nouns, verbs, adjectives and adverbs) and functional vocabulary (i.e. grammatical and linking words such as pronouns, articles, conjunctions and prepositions).

These operations are mostly done automatically and structurally by the programme, and result in alphabetical indexes and frequency lists. Then analysis tables are printed.

This table shows that in any text the curve, which shows word frequency, is a parabola.

We know, in particular, that in any text, 20% of the vocabulary is made up of very few words (20 to 50), whatever the length of the text. These are the words which contain the essential information for comprehension, and if they were taken away, the reader would be incapable of understanding what the text was about.

These measurements allow us to compare one text with another in terms of readability. For example, doctors who did not prescribe a certain cardiovascular product used a more complex vocabulary in their discourse, confirming their preference for more sophisticated products ; this aspect was soon confirmed in the analysis which followed.

The distribution of words of varying length gives us precise information. For two strictly equivalent cancer-fighting products, word distribution was as follows :

It is clear that product A proposes a more learned image because the length of the words is directly linked to their lack of frequency in comparison with normal usage. (i.e. there are a lot of different long words used). This difference becomes quite clear in the discourse of doctors who consider product. A more technical and scientific, and product B more practical and easier to get acquainted with.

Thanks to these indexes, the comparison of these indexes to the different quota and the tables we have built up, it is possible to determine at which level communication is, or is not, established.

Contexts

Indexes provide measurements but do not allow us to understand a discourse. It is the analysis of contexts which gives us access to comprehension.

With the birth of linguistics, Ferdinand de Saussure demonstrated an essential point : a word does not represent a reality, and cannot in any way be assimilated with the object it designates.

Even onomatopoeias only evoke reality according to conventions. Let us just have a look at the different ways a cock crows in different countries :

  • France : Cocorico
  • USA : Cockle doodle doo
  • Holland : kukeleku
  • Germany : Kikiriki

A word is only a series of letters to which the user attributes a meaning. In fact, the only way to understand the signification attributed to a word is to place it in its context.

In « Advertising and Consumer Psychology », Charles Cleveland from Quester gives an interesting example of this :

A lawyer presenting his client’s case to the jury declares :

« I represent the X,Y,Z corporation, and we began marketing that product to the public in 1964 ».

The analysis made of the words « corporation » and « marketing » in their contextual usages gave :

What he actually said to the audience could be translated by :

« I represent a large, unfeeling, cold, uncaring entity that began manipulating the public in 1964 »

It was anything but a good start !

The meaning of a word in any language comes from the words with which it is used. It also comes from the words which can be used at the same place in a discourse (the synonyms proposed by the person speaking or writing). In this way, for every important or frequent word in a discourse, we make the index of its context, i.e. we identify the words which are most frequently used with it. These indexes are produced from the word and its derivatives (masculine, feminine, plural, singular, conjunctions). The contexts are recorded sentence by sentence and at a maximum distance of +8 or -8 words form the key term.

In this way, we can precisely define, for various trademarks, the themes which underlie the image conjured up by the public.

CONSENSUS AND SPECIFICITIES

The listing and the analysis of contexts enables us to isolate the discourse which describes a brand or an concept.

But the real interest of the process is the possibility to compare. For example, to identify the respective positions of competing brands, we extract all of the contexts of each brand and analyse them. We then go on to compare the results.

In this way, for each brand, we obtain :

  • the specific vocabulary used in conjunction with a brand or a keyword : This vocabulary is linked to a specific word or a specific brand alone.
  • b measurement of correlations between the brands
  • the identical vocabulary (for all brands / for certain brands

It is therefore possible to determine :

the image which belongs exclusively to each brand and its context 

the consensus of vocabulary used for each brand (by identifying the terms used to describe all of them indiscriminately).

In this way, we can produce the following kinds of diagrams :

DOXA signifies the vocabulary which it is essential to use when indicating to the addressee that the brand belongs to a certain field of the market

Brand D has worked at being original to such an extent that the person referring to it does not identify it as belonging to the same field of the market

Brand E certainly corresponds to the field of market concerned, to such an extent that it has nothing specific : it is a ME-TOO product of brand C.

Using this method, we were recently able to demonstrate that a pharmaceutical product (a painkiller) should in no way identify itself with a certain group of medicines. In this group, one brand was already prevalent to such an extent that the the whole group together never exceeded 10% of the market compared with the leading brand.

This information is reinforced when we directly confront language analysis with concrete market data.

Another application of context comparison consists in interchanging the discourse of different quotas : for example, it is possible to see how the discourse of the users of two leading washing powders, which are apparently equivalent, varies.

The following result was obtained (we are obliged to cover up certain information for professional reasons) :

The correlation is considerable, but for the two brands completely opposite specificities were noted. The computer enabled us to carry out these comparisons quite easily and to give answers to various problems as they were posed. Afterwards, conclusions are rapidly drawn using classical content analysis.

STRUCTURES : THE WORD MAP

A word only has meaning when it is put in the context of the words surrounding it. This basic principle necessarily implies recurrence : each of the words of the context only has a meaning us to identify this recurrence on 20 to 30 levels. This means that with the method of comparison, the most important words of a discourse can be combined into structured which clearly show their correlations as in the following one concerning a motorcar:

These correlations trace zones, blocks of inter-relations, particular derivations, etc. Reading a structure is only possible when the arrows cross one another as little as possible.

When the following relation is found :

It means that these words are used together most frequently and therefore constitute the core of a discourse or text.

Inversely, it was possible to establish that consumers who had been interviewed did not make any link between the following concepts :

  • Confort and space
  • Aesthetics and modernity

Another structure also revealed that certain themes had very little to do with anything else (even if they occurred frequently).

The themes were important for the interviewees even though they didn’t know what to do with them in practice.

By comparing this structure with one from another quota, we were able to identify that this was precisely where the difference resided : these same terms were completely integrated into the rest of the discourse.

In concrete terms, the advertiser was able to identify the most specific aspects of his target as well as the aspects which should be developed in the promotion of his product in order to attract a wider clientèle.

ALONE IN THIS WORLD

One of the most striking aspects of computer language analysis is that much of the research is carried out in silence, behind the doors of laboratories. It is not infrequent to hear researchers proclaim that they have made interesting discoveries which, however, they refuse to communicate to others.

My own research has been going on for 15 years at a fundamental level ; it is only over the past 8 years that I have applied it to marketing.

One often makes contacts by mere chance : I discovered, fortuitously, that my work was along the same lines as that done by IMW in Cologne who are interested in the evolution of words in language (evolution of the concept of love or pleasure over the past 10 years), and REFLEXIONS in London who uses lexicology in quantitative research.

Recently an English colleague introduced me to an American researcher, Charles Cleveland from Quester, saying that he was doing something unique in the whole world. To our surprise, we soon realized that we were each doing exactly the same thing on each side of the Atlantic. One day I discovered that my neighbours, a Canadian professor, was using his sabbatical year to analyse French literature by computer.

Language analysis has always been encircled by a halo of mystery and fascination. Linguists frequently express their fear of an « absolute language », a language which can manipulate or convince the masses against their will. But language is far too rich and evolves too quickly for us to fear becoming « big brothers ».

On the contrary, throughout the world, analysts have conceived other language analysis tools by computer that go in the same direction, without almost ever communicating among themselves.

From the moment it was possible to treat research material with a computer that had easy access, and with software becoming really performant, the analysts, whatever their training, never hesitated to use this tool.

Language analysis is not a substitute for other analysis done according to other disciplines ; on the contrary, it completes, modulates and deepens it.

Without these other disciplines, language analysis would be an abstract method without any precise aim.

REFERENCES

BENVENISTE E , Problèmes de Linguistique Générale, Paris, NRF, 1966

CHOMSKY & MILLER, L’analyse Formelle des Langues Naturelles, John Wiley and Sons, 1968

CLEVELAND C. (Quester), Semiotics : Determining What The Advertising Message Means To The Audience », Advertising and Consumer Psychology, vol. 3, Olsen J. – Sentis K., 1984

FLEURY P., Le Nouveau Qualitatif, Esomar Congress, Rome, 1984

HÖRMANN H., Introduction à la Psycho-Linguistique, trad. Dubois Charlier, Paris, Larousse Université, 1972

GOETSCHALCKS J. – ROLLING L. Lexicology In The Electronic Age, Commission of The European Communities, Amsterdam – New Yord – Oxford, North Holland Publishing Company, 1981

DE SAUSSURE F., Cours De Linguistique Générale, Paris, Payot, 1951

SANTRY E. – SIDALL J. (Réflexions) Tabloids of Stone, Market Research Society Congress, Brighton, 1988.

RETOUR

Des mots et des octets : l’apport de la linguistique aux études qualitatives

par Pascal Fleury, Directeur, Trilogy, France

CONGRES ESOMAR – LISBONNE – 1988

Grand prix méthodologique

RÉSUMÉ

Les applications dans les études de l’analyse du langage par ordinateur sont nées de la rencontre de la micro-informatique, de la linguistique et du marketing. Le principal matériau d’étude disponible étant avant tout du langage, les analystes ne sont donc attachés à créer des méthodes et des outils permettant de le traiter.

Un mot n’a de signification que grâce à son environnement contextuel, les lexicologues ont crée des outils permettant de rendre compte de la dynamique de cet environnement et de l’appliquer aux recherches marketing. Ainsi, a-t-il été possible de créer des logiciels nouveaux n’ayant que très peu à voir avec les produits informatiques existant sur le marché (traitement de textes, bases de données, machines à traduire). L’analyse du langage n’a connu son vrai développement qu’à partir du moment où l’informatique l’a libéré de sa lourdeur. Elle a trouvé sa légitimité, non pas en cherchant à remplacer d’autres méthodes d’analyse, mais en coopérant avec elles dans le but essentiel d’affiner les résultats et de répondre à la demande de plus en plus pressante des annonceurs de connaître au mot près le positionnement de leur produit, l’image de leur marque, la spécificité de leur cible.

Le développement de l’analyse du langage par ordinateur est très dynamique, et on est souvent surpris de découvrir que son voisin fait exactement la même chose que ce que l’on croyait être seul au monde à réaliser.

LES MOTS ET LA PENSÉE

La principale critique adressée aux linguistes quand ils tentèrent d’aborder le marketing au début des années 80 fut : « vous réduisez la pensée humaine à des listes de mots ». Cette critique pouvait avoir une valeur du fait que les linguistes eux-mêmes récusaient la psychologie et déclaraient « si ce n’est pas dit / écrit, ce n’est pas pensé ». Aujourd’hui, la guerre est finie : les uns n’ont plus le monopole du langage, les autres n’ont plus le monopole de l’esprit. En revanche, un constant très pragmatique a pu être fait : une analyse de contenu classique doit se fier d’abord à la qualité des catégories et des relevés faits par les analystes.

Ces catégories et ces relevés peuvent être très largement améliorés grâce à l’analyse du langage. Les intuitions, les soupçons, les classifications a priori cèdent la place à des relevés systématiques et exhaustifs à la fois plus faciles et plus rigoureux. Il en résulte que l’analyste peut aller plus loin, et que le client obtient plus de détails, mieux structurés. Sa décision en est plus assurée, s’appuyant sur des faits incontestables : une analyse exhaustive du matériel d’étude, poussée dans les moindres détails.

Langage et pensée ne sont plus opposées, ils se traduisent à travers le seul matériel incontestable d’une étude ce qui est dit.

Pour se rendre compte de l’influence du langage pour exprimer la pensée. Imaginons la conversation qui peut exister entre un esquimaux qui dispose de 55 mots pour désigner la neige et un français qui n’en a qu’un.

De la même manière, regardons ce qui s’est produit quand nous avons interrogés des mères et des enfants a propose du goûter.

Il est clair que l’enfant est bien plus expert que sa mère pour exprimer le goûter. Il mentionne par exemple 39 sortes de chocolats …. Il est clair aussi que le dialogue entre l’enfant et la mère traditionnelle sera plus facile qu’avec la mère moderne, paradoxe qui fut bien utile pour concevoir la communication d’un produit au chocolat.

LES DÉBUTS

Dés la fin des années 70, les études marketing prêtèrent attention aux travaux effectués par l’université sur le langage :

le CNRS avait réalisé une analyse des mots employés dans les tracts de Mai 68

Robert Escarpit avait écrit un drôle de roman, le LITTERATRON, qui traitait de l’utilisation des mots pour convaincre et de leur analyse par ordinateur.

Dans d’autres secteurs, le traitement informatique du langage connaissait un essor considérable :

  • construction du « Trésor de la Langue Française » (l’un des plus vastes dictionnaires de la langue française) grâce à un traitement informatique
  • construction du dictionnaire de la langue française à St-Cloud à partir de fiches répertoriant tous les usages possibles d’un mot
  • analyse de la Bible par ordinateur à l’Abbaye de Maredsous en Belgique
  • activité des Communautés Européennes et des organismes  internationaux sur les problèmes de traduction
  • travaux des universités de LIEGE et LOUVAIN sur la lexicologie
  • aux Etats-Unis, développement par le MIT (Massachusetts Institute of Technology) d’importants travaux sur la structure du langage.

Ces travaux débouchaient sur

  • des outils de synthèse automatique du langage
  • des langages de programmation intelligibles par l’utilisateur (PL 1).

Le discours politique fut l’objet d’analyse de langage : « 800 Mots pour Convaincre » en 1978 et même ELSEVIER a contribué au développement des disciplines lexicologiques.

L’ensemble de ces activités fait appel à trois domaines de compétences aussi éloignés que possible les uns des autres :

  • les informaticiens : avant tout sollicités par les entreprises pour des problèmes comptables ou industriels
  •  les linguistes : tournés exclusivement vers l’université, la littérature, la politique et surtout pas vers le marketing
  • les hommes de marketing qui, le plus souvent, n’avaient jamais entendu parler de linguistique. Quand ils en avaient entendu parler, c’était par le biais de travaux incompréhensible, proposés par les sémiologues.

En 1978, lorsque je soutins ma thèse de Doctorat d’Etat sur la linguistique et la publicité, le jury de l’université tint à déclarer « qu’il n’avait rien à m’acheter et que je n’avais rien à lui vendre », prouvant en cela était loin d’être favorable.

Pourtant quelques entreprises firent l’expérience des recherches sur le langage des laboratoires pharmaceutiques pour la plupart, mais également des spécialistes de la vente par correspondance et des institutions comme l’EDF (Electricité de France) exploitèrent la lexicologie pour leur communication. A cette époque, il n’existait pas d’autres ressources que de réaliser ces études manuellement et comptant les mots. Si vous imaginez l’idée de compter, regrouper, comparer des corpus de 100 000 mots, vous comprendrez que cela pouvait prendre des mois, nécessitait des armées d’étudiants, des trésors d’ingéniosité et de rigueur.

Nous avions besoin d’ordinateurs de ces ordinateurs dont nous savions qu’ils étaient utilisés pour créer des dictionnaires et faire de la traduction automatique.

Les clients et surtout les laboratoires pharmaceutiques, étaient tout à fait convaincus de l’utilité du traitement du langage.

Mais il fallait souvent renoncer à ce type d’étude parce qu’elles étaient trop couteuses en temps et en argent.

b) Les linguistes entrent en marketing

Ce fut un complet renversement des tendances et l’hostilité déclarée de l’université pour le marketing se convertit en  un intérêt soutenu. Aux thèses qui prétendaient « démasquer la publicité » se substituaient de nombreux travaux à l’usage du marketing et la publicité. Le résultat indirect de cette reconversion fut que de plus en plus de linguistes et de sémiologues entrèrent dans les agences de marketing et de publicité.

Au début, les linguistes  et les psychologues se firent une guerre ouverte, puis, peu à peu ils coopérèrent. Cette coopération allait de pair avec la multiplication des disciplines telles que l’anthropologie, la sociologie, l’ethnologie, la démographie etc. Ainsi, les études, en demeurant pluridisciplinaires, pouvaient légitimement s’intéresser au langage et construire des outils pour le traiter.

Les nouvelles demandes du marketing

Quel que soit le produit, – un walkman, une lessive, un yaourt, une voiture ou un sous-vêtement, – l’offre proposée s’est très largement conformée aux courants socio-culturels, aux motivations et à la sensorialité des consommateurs. C’est à dire que l’effort considérable fait par les annonceurs pour satisfaire les attentes et les motivations des consommateurs à inexorablement conduit à l’uniformisation apparente des marches.

De plus en plus fréquemment aujourd’hui les annonceurs demandent à connaître par le détail les mots précis qui distinguent leur produit de celui des concurrents chez les consommateurs. C’est à point nomme que les linguistes ont peu venir et apporter leur contribution.

Cette contribution ne pouvait se faire que par la conjonction de 3 facteurs :

  • des outils logiciels portés sur micro-ordinateurs ou des ordinateurs facilement accessibles
  • des linguistes ayant appris les leçons du marketing
  • des annonceurs qui s’intéressaient aux aspects les plus précis de leur communication, à la recherche des termes exacts pour communiquer.

DES INDEX AUX CONTEXTES

a) Les index

On assimile souvent l’analyse lexicologique au décompte des mots d’un texte. Ce décompte aussi nécessaire soit-il, n’est que la première étape de l’analyse, celle qui permet de constituer le dictionnaire de l’étude et de faire les principales mesures sur la lisibilité (la facilité et la difficulté de lecture du texte en termes de compréhension).

Ainsi, l’analyse lexicologique commence par diverses opérations de bases :

  • introduire des séparateurs de phrases qui rationalisent la ponctuation
  • distinguer entre le vocabulaire lexical (celui qui véhicule l’information, les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes, et le vocabulaire fonctionnel (les mots grammaticaux et de liaison, les articles, les pronoms, les auxiliaires).

Ces opérations sont en grande partie automatisées et structurées par le programme. A l’issue de ces opérations, les index alphabétiques et de fréquence décroissants sont générés. Puis des tableaux d’analyse sont édités (voir page suivante).

Ce tableau montre que dans tout texte la courbe décroissante des fréquences est une parabole.

On sait notamment que dans un texte, 20% du vocabulaire total sont représentés par très peu de mots Il y a quelque chose qui m’a fait clique dans ma tête.

Ce sont ces mots qui transmettent l’essentiel de l’information. Si on les retire, le lecteur est incapable le de quoi parle le texte.

L’ensemble de ces mesures permet de comparer un texte à un autre en termes de lisibilité. Par exemple, les non-prescripteurs d’un diurétique prouvaient par un discours plus complexe leur attraction pour des produits plus sophistiqués, aspect qui se trouvait rapidement confirmé par la suite de l’analyse.

La répartition de la longueur des mots permet de préciser ces informations. Pour deux produits anti-cancéreux strictement équivalents, les répartitions étaient les suivantes :

Il est clair, que produit A propose une image plus savante, du simple fait que la longueur des mots est directement fonction de leur rareté par rapport à l’usage normal de la langue.

Cette différence ressort directement dans le discours des médecins qui considèrent le produit A comme plus technique et scientifique et le produit B comme plus pratique et facile à connaître.

Grâce aux index et à leur comparaison d’un quota à l’autre et aux tables que l’expérience nous a permis de construire, il est possible de déterminer le niveau auquel peut ou ne peut s’établir la communication.

b) Les contextes

Les index mesurent, ils ne permettent pratiquement pas de comprendre le discours. C’est l’analyse des contextes qui permet d’accéder à la compréhension.

Dés les débuts de la linguistique, Ferdinand de Saussure démontra un fait capital : un mot ne représente pas la réalité, il ne peut en rien être assimilé à ce qu’il désigne.

Même les onomatopées n’évoquent la réalité que de manière très conventionnelle. Prenons par exemple le chant du coq dans les différents pays :

  • France : Cocorico
  • USA : Cokle doodle doo
  • PAYS BAS : Kukeleku
  • RFA : Kikiriki

Un mot n’est qu’une seule suite de lettres à laquelle un utilisateur attribue une signification. Le seul moyen qui soit à notre disposition pour comprendre la signification qu’il attribue à ce mot est de le restituer dans son environnement.

Charles Cleveland de Quester, dans « Advertising and Consumer Psychology » présente un exemple intéressant de cette re-situation dans le contexte. Un avocat, présentant le cas de son client face à un jury déclara :

« I represent the X,Y,Z, corporation, and we began marketing that product to the public in 1964 ».

L’analyse qui fut faite des contextes d’utilisation des mots « corporation » et « marketing » auprès de ce jury donna :

Ce qu’il déclara en fait, à l’audience pouvait être traduit par 

« I represent a large, unfeeling, cold, uncaring entity that began manipulating the public in 1964 ».

Cela commençait plutôt mal.

La signification d’un mot provient, à l’intérieur d’une langue donnée, des mots avec lesquels il est utilisé. Elle provient également des mots qui peuvent être utilisés à des places équivalentes dans le discours (les synonymes que lui propose celui qui parle ou écrit). Ainsi, pour chaque mot important et/ou fréquent d’un discours, nous réalisons l’index de ses contextes. C’est-à-dire que nous identifions les mots qui sont utilisés le plus fréquemment avec lui. Ces index sont produits à partir du mot et de ses dérivés (masculin, féminin, pluriel, singulier, conjugaisons). Les contextes sont recensés phrase par phrase et à une distance maximale de – 8 mots et de + 8 mots autour du terme clé. C’est ainsi que l’on peut définir, avec précision, pour plusieurs marques par exemple, l’ensemble des thèmes qui sous-tendent leur image auprès du public.

CONSENSUS ET SPÉCIFICITÉS

Le relevé et l’analyse des contextes permettent d’isoler le discours qui décrit une marque ou un concept.

Mais l’intérêt véritable de la démarche provient avant tout de la comparaison. Par exemple, pour identifier les places respectives de marques concurrentes dans le discours des consommateurs, nous recensons l’ensemble des contextes de chacune des marques, puis nous les analysons. Ensuite, nous comparons l’ensemble des résultats. Nous obtenons ainsi, pour chaque marque :

  • le vocabulaire spécifique utilisé en conjonction avec une marque ou un mot clé (comme l’exemple suivant concernant le comportement sur les routes dans plusieurs villes)

C’est le vocabulaire qui est lié à ce mot ou à cette marque et à aucun autre.

  • la mesure de ses concordances avec chacune des autres
  • le vocabulaire commun : commun à toutes les marques / commun à des couples de marques.

Il est également possible de déterminer, avec précision :

  • l’image propre et exclusive de chaque marque en identifiant exactement son étendue
  • le consensus absolu des marques en identifiant les termes qui les désignent toutes, sans discrimination.

Ainsi se construit des schémas de ce type :

  • Nous appelons DOXA les termes qu’il est indispensable d’utiliser pour indiquer à son destinataire que la marque appartient effectivement à un marché donné
  • La marque 0 a fait des efforts d’originalité au point que celui qui en pale ne l’identifie pas du tout comme appartenant au marché
  • La marque E appartient bien au marché, à tel point qu’elle n’a rien en propre, elle n’est qu’un ME-TOO de la marque C.

Par cette méthode, nous avons pu démontrer, il y a quelques temps, qu’un produit antalgique ne devrait en aucun cas s’apparenter à une classe donnée dans cette classe une marque dévorait tous ses concurrents qui ne dépassaient jamais, à eux tous, 10 % des parts de marché du leader.

Ces informations sont largement enrichies lorsqu’on confronte directement le langage et les informations concrètes du marché. 

Un autre usage de la comparaison des contextes consiste à croiser le discours de plusieurs quota : par exemple, l’on peut définir comment se recoupent les discours d’utilisatrices de 2 grandes lessives réputées en apparence équivalentes.

Le résultat fut approximativement celui-ci (pour des raisons professionnelles, nous avons quelque peu modifié les résultats).

Le consensus était considérable, mais les 2 marques construisaient des univers spécifiques absolument opposés. L’ordinateur permet sans peine de réaliser ces comparaisons et de les moduler autant de fois qu’il est nécessaire pour faire apparaître des informations.

Très rapidement ensuite, les conclusions peuvent être tirées grâce à une analyse de contenu classique.

STRUCTURES : LA CARTE DES MOTS

Un mot n’a de signification qu’à travers les contextes qui l’environnent. Ce principe de base implique une récurrence !

Chacun des mots du contexte n’a de sens que par ceux qui l’environnent également. L’ordinateur permet de réaliser cette récurrence sur 26 niveaux. Cela signifie qu’avec la méthode de comparaison, les 26 mots les plus importants du discours peuvent être combinés en structures qui mettent en évidence leurs relations.

Cet ensemble de relations trace des zones, des blocs d’interrelations, des dérivations singulières, etc. La lecture d’une structure n’est possible que lorsque les flèches se croisent le moins possible.

Cela veut dire que ces mots sont le plus souvent ensemble et qu’ils constituent le noyau dur d’un discours ou d’un thème.

A l’inverse on a pu se rendre compte que les médecins parlant d’hypertension reliaient pas du tout les concepts suivants :

– la vie du patient

– le traitement de la maladie

– les produits à sa disposition.

Une autre structure révéla que certains thèmes, même fréquents n’avaient que peu de relation avec le reste du discours. Ces thème passionnaient les interviewés mais ces derniers ne savaient pas quoi en faire dans la pratique.

En comparant cette structure avec celle d’un autre quota, nous avons pu nous rendre compte que c’était là, précisément que résidait la différence, ces même termes étaient complètement intégrés au reste du discours !

De façon parfaitement concrète, l’annonceur pouvait identifier les aspects les plus spécifiques de sa cible et les aspects à développer dans la promotion de son produit pour séduire une clientèle plus large.

« SEUL AU MONDE »

Un des traits les plus saillants de l’analyse du langage par ordinateur est que beaucoup de recherches sont menées en silence, dans le secret des laboratoires. Il n’est pas rare que des chercheurs proclament des découvertes intéressant mais refusent de les communiquer à qui que ce soit.

Mes propres recherches se sont faites, depuis 15 ans au niveau fondamental pour trouver depuis 8 ans des applications marketing.

Le hasard crée parfois les contacts. Ainsi, c’est tout à fait fortuitement que j’ai découvert que mes travaux allaient dans le même sens que ceux d’IMW à Cologne qui s’attachent à l’étude de l’évolution des mots dans la langue (évolution du concept d’amour, de plaisir ces 10 dernières années), ou de REFLEXIONS à Londres qui utilise la lexicologie dans les études quantitatives.

Récemment un confrère anglais me présenta à un chercheur américain. Charles Cleveland de Quester, en me déclarant qu’il faisant quelque chose d’unique au monde. A sa grande surprise, nous constations que nous faisions exactement la même chose, chacun dans notre pays. Je découvris un jour que mon voisin de palier était un professeur canadien qui profitait de son année sabbatique pour analyser la littérature française sur un ordinateur.

L’analyse du langage a toujours été entourée d’un halo de mystère et de fascination. Il n’est pas rare que les linguistes suscitent la craintes du « langage absolu, celui qui manipule et convainc les foules contre leur volonté. Le langage est heureusement bien trop riche et mouvant pour que l’on puisse craindre de devenir des « big brothers ».

En revanche, à travers le monde, des analystes ont conçu des outils d’analyse du langage par ordinateur qui vont dans le même sens, sans presque jamais communiquer entre eux.

Dès qu’il a été possible de saisir et de traiter le matériel d’étude avec un ordinateur d’accès et que les logiciels sont devenus vraiment performants, les analystes, quelle que soit leur formation, se sont emparés de l’instrument.

L’analyse de langage ne remplace pas l’analyse réalisée par d’autres disciplines ; elle l’enrichit, la module et l’approfondit.

Sans ces autres disciplines, ce serait une démarche abstraite et sans but précis.

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La rupture du contrat

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LA PERTE DE CONTACT

Le discours publicitaire a ceci de particulier qu’il est censé établir un lien d’influence entre un consommateur et un produit signé par une marque. 

Ce lien comporte plusieurs paramètres qui doivent déclencher l’achat, la satisfaction et la fidélité à la marque. 

Sur des marchés saturés par des ensembles de concurrents extrêmement peu différenciés, le discours publicitaire a peu de chances d’emporter l’adhésion en promouvant seulement les caractères spécifiques et les supériorités d’un produit. 

Cette situation n’a rien de nouveau, elle existe et s’accentue régulièrement depuis soixante ans, depuis l’apparition de la communication de masse. C’est à dire depuis que la personne est devenue le consommateur, que la personnalisation a cédé le pas à la standardisation. 

Jusqu’aux années 50 la culture du produit consistait à se référer à celle de celui qui l’achetait et qui lui imprimait sa façon de vivre. À partir des années 60, le processus s’est inversé de façon de plus en plus radicale aboutissant au fait que ce sont le produit et la marque qui construisent le consommateur. 

Dans cette évolution qui subordonne la personne à la représentation qu’en fait la communication de la marque, l’enjeu est considérable puisque le succès du message repose avant tout sur sa capacité à provoquer une identification positive de la part de celui qui le reçoit.

Or si le principe même de la communication est de mettre en relation de présence plus ou moins différée deux personnes ou, à tout le moins, deux entités réelles, clairement délimitées, l’évolution des mass media et du commerce globalisé, ont rendu ces deux entités caricaturales, abstraites, indéfinissables.

On objectera avec raison que le développement des technologies de communication a augmenté de manière exponentielle les contacts individuels : on se voit et on peut s’exprimer et échanger tout le temps et partout. Les fameux « big data » permettent de stocker et exploiter un nombre incroyable d’informations sur chacun afin de lui adresser des messages individualisés à l’extrême. C’est d’ailleurs pour cela que dès lorsque j’ai acheté un nouveau mixeur, tous les sites marchands se précipitent pour m’offrir des mixeurs. 

Si les canaux de communication se sont énormément affinés, ils ne constituent pas pour autant des messages à proprement parler.

Quand McLuhan assène que « le média, c’est le message », il a raison, mais ne se doute pas que le message est vide, qu’en se fondant sur des données factuelles sans les questionner, il a toutes les chances d’être redondant, irritant, caricatural, réducteur. Et j’en passe.

Son point de vue irrite beaucoup car il frappe de plein fouet la presse traditionnelle qui revendique toujours l’écriture qui fonde la relation entre l’auteur et son lectorat.

Marshall McLuhan

Toutefois, il arrive quand même à cette conclusion : « Plus la database est grande, moins nous existons ». Prémonitoire !

Prenons un exemple simple : les « big data » ont identifié que l’auditoire d’une radio ou d’une chaîne TV a majoritairement plus de 50 ans. Cela induit que cette radio ou cette chaîne est un lieu d’élection pour les sociétés d’obsèques, les organismes reposant sur les legs, les accessoires pour grabataires. Un minimum de connaissance de la psychologie de cette tranche d’âge aurait cependant dû démontrer que rien ne l’agace plus que d’être tenue pour une population entre la sénilité et le cimetière. 

Annonce publiée par l’Express au début des années 70

Le contact a été perdu. Non pas par manque de données, mais par ignorance de ce que signifient ces données.

ON NE PEUT PAS NE PAS COMMUNIQUER

C’est le théorème de Paul Watzlawick, un théoricien de l’école de Palo Alto, un inventeur de l’approche systémique et grand amateur de paradoxes. En résumé, ne pas communiquer, c’est communiquer qu’on ne communique pas. Avis à ceux qui font tout pour éviter d’entrer en contact avec vous, vous recevez d’eux le message fort qu’ils cherchent à vous éviter.

Paul Watzlawick

C’est peut-être dans cette optique que l’autisme est devenu tant à la mode. On traite d’autiste toute personne qui ne fait pas une surconsommation de réseaux sociaux et de leur smartphone (car la norme est de posséder un smartphone).

Ce principe d’évitement impossible rend l’exposition aux médias inévitable, même quand on prétend ne pas s’y exposer. Facebook possède une immense crypto-clientèle de gens qui ne veulent pas être sur Facebook. Peu importe leurs arguments qui se résument à une défiance vis-à-vis de l’exploitation de leurs données personnelles. La réalité est qu’ils construisent un paysage en creux qui expose à tout un chacun leur façon de voir le monde contemporain.

On ne peut pas ne pas communiquer signifie aussi qu’on ne peut pas ne pas être la cible de la communication. Cela signifie que, contrairement à ce qui existait, il y a une cinquantaine d’années, nous sommes soumis en permanence à une pression de conformation. Si la conformité est une situation sur laquelle chacun peut agir ou croire agir (je veux ou je ne veux pas être conforme au modèle proposé), la pression de conformation est insidieuse, permanente, globale et indéfinie. La pression de conformation est l’ensemble des influences exercées l’individu et la société par le bruit de fond de la communication. Il ne s’agit pas de la rumeur qui s’énonce et dont on peut imaginer la source, il s’agit d’une résultante de tous ces bruits auxquels nous ne pouvons jamais nous soustraire à moins d’aller finir ses jours dans un arbre au fin fond de la Papouasie (et encore !).

On évitera ici de parler de théorie du complot car il n’a pas de complot. Rien qu’un bruit de fond qui nous conforme, qui moule notre façon de vivre et de pensée pour le meilleur et pour le pire.

On ne peut pas ne pas communiquer signifie aussi deux nécessités impérieuse : pour celui qui communique, savoir ce qu’il envoie effectivement comme message, pour celui qui reçoit, savoir quel message lui a été effectivement transmis et ce qu’il signifie pour lui. 

Ce deux aspects sont d’autant plus essentiels qu’ils sont de plus en plus négligés, occultés, déformés. Ils le sont par la saturation incontrôlée des canaux par du grand n’importe quoi, ils le sont par notre impuissance à démêler la pelote.

LE SCHÉMA DE LA COMMUNICATION

Roman Jakobson est un linguiste russo-américain qui a vécu au XXème siècle (il y a longtemps, donc) et qui a étudié avec une grande sagacité les mécanismes du langage et de la communication. À ce titre, il est un des principaux fondateurs de la sémiologie moderne. Et en plus un des seuls qu’un être humain peut lire sans s’arracher les cheveux.

Roman Jakobson

Contrairement à Watzlawick qui s’intéressait aux effets de la communication, Jakobson a dressé la carte des fonctions qui interviennent dans la communication. Il en a identifié six. Wikipédia les résume de façon limpide, donc je reproduit ici ce qui est dit :

Jakobson distingue six fonctions dans le langage :

  • la fonction référentielle ou représentative, où l’énoncé donne l’état des choses (aussi dénommée sémiotique ou symbolique)
  • la fonction expressive, où le sujet exprime son attitude propre à l’égard de ce dont il parle
  • la fonction conative, lorsque l’énoncé vise à agir sur l’interlocuteur
  • la fonction phatique, où l’énoncé révèle les liens ou maintient les contacts entre le locuteur et l’interlocuteur
  • la fonction métalinguistique ou métacommunicative, qui fait référence au code linguistique lui-même
  • la fonction poétique, où l’énoncé est doté d’une valeur en tant que tel, valeur apportant un pouvoir créateur.

Ce qui nous intéresse ici, c’est ce que deviennent ces six fonctions dans le cadre de la communication actuelle.

Tout d’abord, qu’en est-il de la fonction RÉFÉRENTIELLE dans un environnement de marchés saturés où tout le monde se copie à l’extrême. C’est à croire que la Propriété Industrielle n’existe plus. À moins de voir le logo de la marque, il est bien difficile de différencier deux voitures, deux téléphones, deux mixeurs, deux appareils photos du même niveau de gamme. Il en va de même de leurs performances et de leurs arguments spécifiques. La fonction référentielle est neutralisée…

La fonction EXPRESSIVE, celle où se construit l’émetteur, de destinateur, le producteur du message est progressivement gommée par la globalisation / mondialisation qui fait que le message vient de partout et nulle part. L’exemple d’Apple est particulièrement parlant. Tant que Steve Job était aux commandes, il était évident de s’identifier à la marque qui était sa création personnelle. On pouvait adorer ou haïr, mais la personnalité exceptionnelle du personnage recouvrait tout ce qui venait de Apple. Après la mort de Steve Jobs, la marque vit toujours de l’héritage, mais perd peu à peu son incarnation pour devenir une entité anonyme au sein des GAFA. La fonction expressive est neutralisée…

La fonction CONATIVE, celle qui construit le destinataire, le consommateur, celui à qui on s’adresse, souffre particulièrement. N’avez-vous pas remarqué que la plupart des consommateurs représentés dans la publicité sont idiots, ignorants, envieux, parfois un peu malhonnêtes, rapiats, malavisés? Ils sont aussi pris pour des idiots puisqu’on leur demande de racheter ce qu’ils ont déjà acheté. Je n’ai presque jamais envie de m’identifier aux gens que la publicité me présente. La fonction conative est neutralisée.

La fonction PHATIQUE, celle qui est supposée nous interpeler, est en général privilégiée dans la publicité car l’injonction première des annonceurs et d’attirer l’attention. Alors la publicité se fait bruyante, frénétique, flamboyante, frénétique et… exaspérante. Les codes qui permettent d’attirer l’attention sont connus, peu nombreux. Ils se reconnaissent pour eux-mêmes et finissent par se résumer à « je suis de la publicité ». Cet effet est, bien entendu, renforcé par l’aplatissement des trois fonctions précédentes. Il arrive aussi que cette fonction phatique ne soit pas recherchée au titre de sa vulgarité. Tout le monde a déjà vu ces belles images dont on ne se souvient pas de quoi elle parlaient, pourquoi elles étaient là, avant de les oublier. La fonction phatique est toujours présente, mais elle n’annonce souvent rien…

La fonction MÉTALINGUISTIQUE est celle qui renvoie aux codes mêmes de la communication. Elle souffre considérablement du brouillage par la banalisation et de la concurrence que font à la publicité les sites de tests, d’experts et de notation par les consommateurs. Que peut une publicité contre une volée de bois vert provenant de Trip Advisor? Le langage publicitaire a perdu ses repères, tout comme le discours politique ou toute communication d’influence. Les codes de la publicité ne sont plus tenus pour légitimes car ceux, plus emphatiques, des réseaux sociaux les ont remplacés dans la construction de la légitimité. La fonction métalinguistique a perdu son autorité.

La fonction POÉTIQUE est celle qui met en scène la force créatrice de la communication. Dans les années 80, des créateurs comme Jean Paul Goude, affirmaient sans ciller que la publicité était une nouvelle forme d’art. On exposait la publicité dans des galeries et sur ses propres murs, on s’extasiait devant les films Herta (« Ne passons pas à côté des choses simples »), Le « ticket chic et le ticket choc » provoquaient l’enthousiasme. 

Cela dit, il faut bien avoue que si la publicité peut faire appel à des dimensions artistiques, la publicité n’est pas un art en soi et ne le sera plus. La propagande, à l’épreuve de l’histoire, devient un art en perdant l’actualité de son message. à Hanoï, un magasin d’art se présente comme « Old Propaganda Posters ». C’est comme si la publicité ne pouvait devenir un art qu’après que son objet a disparu. La volonté d’expliciter l’argumentation sur le produits par les marques leur fait préférer la métonymie, l’axe syntagmatique, la mise en évidence du détail, de la collusion des fonctions, plutôt que la métaphore, l’axe paradigmatique, la transformation, l’évocation poétique. Il en résulte que la publicité perd sa dimension poétique et se confronte directement avec les tests et les bancs d’essais qui sont plus crédibles qu’elle. La fonction poétique est en berne…

En résumé et en bref, pour le dire en deux mots, l’ensemble des fonctions de la communication s’est affaibli à l’extrême.

LE CONTRAT DE LECTURE

Nous étions au tout début des années 80. La société d’études où je sévissais comme sémiologue venait d’être chargée de l’analyse de la communication des institutions sur l’accident nucléaire de Three Miles Island. Un beau matin arrivèrent au bureau trois personnes. Une jeune femme discrète et au léger sourire, une sorte de guérillero aux cheveux longs et à la barbe noire qui regardait partout avec curiosité et un petit homme aux moustaches de fox terrier et peu porté sur le sourire. Il s’agissait d’Eliseo Veron un sémioticien argentin assez réputé pour convaincre notre client. Faute d’espace, je partageai pendant deux ou trois ans le même bureau et son antipathie immédiate. J’étais jeune et beau !

Eliseo Veron

Chaque soir, avant de partir, il fermait son bureau à clés.

De ses recherches émergea le concept de CONTRAT DE LECTURE. Ce concept me fut rapporté et expliqué par le guérillero qui devint mon ami. Et nous en fîmes bon usages pendant de nombreuses années. 

La doxa de la sémiotique française encore en vigueur à l’époque était fondée sur un formalisme qui éliminait les notions d’émetteur et de récepteur au profit de la structure même du message qui était un en-soi co-écrit par l’auteur et le lecteur (les scripteurs). Le filtre marxiste faisait le reste. Cette théorie ne pouvait pas s’accommoder de notre objet d’étude qui devait, tout au contraire, étudier la distance entre l’émetteur et le récepteur, l’influence du premier sur le second.

C’est ainsi que la systémique de Watzlawick et du groupe de Palo Alto entra en relation avec l’analyse structurale de la sémiotique : comment le message construit-il une réalité, un événement, selon l’émetteur, à l’intention du récepteur, sans que ce dernier ne remette en question la description de la réalité ou de l’événement.

Partant, il s’agissait d’identifier un ensemble vraisemblable de termes, de descriptions et de valeurs communes et partagées entre le destinateur et le destinataire et de moyens de les exprimer pour décrire la réalité ou l’événement. 

Contrairement à la sémiotique classique qui se concentrait sur le message lui-même, cette approche reposait sur l’interaction entre l’émetteur, ses intentions, le récepteur et ses motivations. L’acceptation de cette relation constituait le contrat de lecture, lequel rendait plausible la véracité du discours, quelque fût sa véracité, sa conformité aux faits réels.

L’idée que le message, en jouant de son influence sur le destinataire, en s’appuyant sur des valeurs et des codes que ce dernier reconnaît et apprécie, peut reconstruire la réalité au profit de ce que veux l’émetteur, ne pouvait échapper à la publicité. 

Pendant près de vingt ans se développèrent de nombreuses études destinées non pas à repérer des besoins facilement identifiables mais à comprendre les mécanismes culturels et les moteurs profonds qui orientent les jugements et les décisions des consommateurs. Cette connaissance avait pour but de proposer à ces derniers une image spéculaire aspirationnelle et s’inscrivant dans leurs registres culturels pour y implanter la marque, le produit, les nouveaux usages et les conduites bénéfiques à la marque. 

Prenons pour exemple les marques de cigarettes : à produits extrêmement proches, la construction du destinataire variait énormément entre Marlboro (le gagneur), Camel (le rebelle) ou Benson & Hedges (le raffinement). Au point d’en faire des irréductibles adeptes. 

Le contrat de lecture, qu’on appelle ainsi parce qu’il s’ancre dans les textes, opère à tous les niveaux de la communication pour fabriquer non pas de la réalité, mais du vraisemblable. Ce même contrat opère quand on lit un roman ou qu’on regarde un film : c’est un consensus dans lequel se développe un récit que chacun admet pour « vrai » même quand il se produit à bord du Millenium Falcon.

Le contrat de lecture joue un rôle décisif dans le domaine du cinéma (qui est une extension du roman, si on y pense). En effet, pour que la magie du cinéma opère, un accord entre le film (son réalisateur) et le spectateur doit être scellé. C’est le prix de trois facteurs essentiels : la vraisemblance, l’identification et l’intérêt. L’arrivée du train en gare de la Ciotat avait terrifié des spectateurs qui ignoraient tout des codes en jeu dans le cinéma. Mais ensuite, à commencer par le cinéma muet, tout un registres de conventions se sont établies pour emporter l’adhésion et la compréhension du public. Ainsi les spectateurs avaient appris à reconnaître deux types simples de récit : la passion (héritée de celle du Christ) et la poursuite, à l’origine des westerns et des films policiers.

Alfred Hitchcock

Alfred Hitchcock avait parfaitement théorisé ce principe d’un contrat entre l’auteur et le spectateur dans son analyse du suspense dont il disait qu’il naissait d’un danger que connaissait le spectateur et pas le personnage du film.

Le succès d’Apple repose très largement sur une fiction qui survit encore, même si Steve Jobs a été remplacé par un comptable dépourvu de la moindre vision.

RUPTURE DE CONTRAT

Si l’on observe le discours politique, on se rend compte que Vladimir Poutine, au pouvoir depuis vingt ans au grand dam de ses détracteurs, a établi un contrat de lecture extrêmement fort avec les Russes. Je me rappelle encore cette jeune Russe Tatare qui, tirant sur son cigare, me déclara un soir, dans un night club envahi de mecs saouls : « c’est un homme, un vrai ! ». Aujourd’hui encore, Poutine constitue une image spéculaire restaurée des Russes. Peu importe les résultats plus que discutables de sa gouvernance.

À l’inverse, Emanuel Macron, au pouvoir depuis moins de trois ans, a totalement perdu l’adhésion des Français qui ne se s’étaient fiés à lui que parce qu’il était moins pire que les autres. Macron a totalement échoué à construire une image valorisé des Français (contrairement à Chirac, De Gaulle, Giscard, ou Mitterrand). Il n’existe pratiquement aucun contrat entre les Français et Macron, ce qui fait qu’il est dans la quasi incapacité de convaincre du bien-fondé de ses réformes. 

La perte de vue de ce contrat fondamental entre l’émetteur et le récepteur, entre la marque et son consommateur, entre le gouvernant et son peuple est très visible depuis le début du siècle. 

Ses effets sont multiples et souvent désastreux. 

En l’absence de valeur tutélaire en laquelle on se reconnaît, on se détache des autorités morales au profit de l’option rentable. le marché des contrefaçons et des clones se porte bien, merci. Le coût des marques de référence augmente forcément et leur public se tourne de plus en plus vers les comparatifs pour connaître le meilleur compromis.

Dans le monde politique, la quête d’une autorité, indépendamment de tout sens moral, fait le lit des populistes. Et on ne pourra pas dire que tout le monde peut se trumper !

Les big data ne sont pas des moyens de reconstruire une cohésion mais un outil destiné à l’oppression en jouant sur l’uniformisation par les valeurs moyennes et les tendances dominantes. L’individualisation qu’elle revendiquent ne reposent en rien sur la compréhension des motivations et valeurs des personnes appréhendées dans leur propre complexité.

Au delà de tout cela se dessine une morale tournée vers des consensus aussi étendus que possibles et, par voie de conséquence, somme de toutes les intolérances, ce qui conduit à un néo-puritanisme qui a de beaux jours devant lui.

Heureusement, parce que la théorie du chaos le montre à l’évidence, l’ordre décérébré qui tend à vouloir s’installer est l’inéluctable terreau d’un retournement qui interviendra tôt ou tard pour le meilleur, parce que le pire est en cours.

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Breaking the Contract

Translated by Jackie Fleury (jackie.fleury@laposte.net)

LOOSING CONTACT

The language used in advertising is supposed to create a solid link which connects consumers to a product as well as the brand name.

This link is composed of several factors such as client satisfaction and confidence in the brand name, and these factors are aimed to trigger the purchase of the product.

When a market is saturated by a plethora of almost identical products, advertising language has little chance of convincing the consumer, even by promoting specificities or the superiority of the product.

There is nothing new about this trend which has been apparent in over sixty years of mass communication. Since the individual has become a consumer, personalisation has given way to standardization.

Up until the 1950s, the product had to correspond to the individual who was buying it and replicated his lifestyle. As from the sixties, this correlation began to be inversed, to the extent that it was the product and the brand which became the construct of the consumer.

In this situation where the individual is subjected to the representation of the brand’s communication, the issue at stake is important because the success of the message will depend, above all, on the capacity to provoke a positive identification on the part of the person receiving the message.

However, if the essential principle of communication is to put two entities into contact with each other, the evolution of mass media and globalisation has made a caricature of these entities which is abstract and hard to define.

On the other hand, the development of new technology has exponentially increased the capacity for contact between individuals with the possibility to communicate any time, any place. The famous « big data » can stock and exploit an incredible amount of information about each of us so that individualized messages can be generated ad infinitum. Which explains why I received so many offers from various websites  for the same products when I purchased a new kitchen appliance online.

But even if the channels of communication can pinpoint our needs, they do not, strictly speaking, constitute real messages.

When McLuhan was slamming on that « the medium is the message », he may have been right, but he didn’t realize that the message was empty and that by relying unconditionally on factual data, the message was much more likely to be overkill, irritating and short-sighted.

However, he also came to the conclusion that « the more the data banks record about each one of us, the less we exist ».

Let’s take a simple example. Using big data, the audience of a radio station or TV channel is identified as being in the « over 50s » age group, i.e. the perfect audience to target with ads about funeral arrangements, making donations or buying accessories for ailments linked to being bed-ridden.  Anyone with a minimum knowledge of psychology would know that there is nothing more exasperating for this age-group than receiving ads for a population which is senile or already has one foot in the grave!  

Lost contact. Not through incorrect data but by paying no attention whatsoever to what the data really means.

YOU CANNOT NOT COMMUNICATE

This is a quotation by Palo Alto communication theorist, Paul Watzlawick who contributed to the systemic approach of communication and was a great enthusiast of paradoxes.  To resume, if you do not communicate, you communicate that you are not communicating. A warning for those who are trying their hardest not to communicate with you: you are receiving the message loud and strong, that they are avoiding you.

Maybe it is in this vein that the concept of « autism » has become so significant. Anybody who doesn’t spend hours of the day on social media or on their smartphone is labelled autistic.

This impossibility of avoidance in fact leads to inexorable exposure to the media, even if an individual claims not to be a part of it.  Facebook has a huge crypto clientèle of individuals who do not want to be on Facebook.  Their efforts are wasted in their plight to avoid exploitation of their personal data.  The reality is that they are painting a landscape which exposes each and every one of them to the way they see the modern world.

« We cannot not communicate » also means that we cannot be anything other than the target of communication. In opposition to what was happening fifty years ago, we are under constant pressure to conform. The pressure to shape our mind is insidious, permanent, global and indefinite, all of the influences to which individuals and the society are subjected by the constant background noise of communication.

We aren’t talking about conspiracy theories, just the background noise which molds our way of living and thinking, for better or worse.

The concept of « we cannot not communicate » relies on two principles: knowing exactly what message is being sent (by the source) and exactly what message is being transmitted to the receiver – and what this message means for him.

These two aspects are essential, however they are being more and more neglected or distorted by the uncontrollable saturation of the channels of communication and our inability to unravel the mess.

THE FUNCTIONS OF COMMUNICATION

Roman Jakobson was a Russian-American linguist who lived in the 20th Century (that’s a long time ago) and who studies the mechanisms of language and communication with great wisdom. As such, he is one of the main founders of modern semiology, and furthermore, one of the few who wrote in a way a normal human being can understand without tearing his hair out.

Unlike Watzlawick whose main interest centered on the effects of communication, Jakobson mapped out the functions which occur during communication, of which he identified six. Wikipedia lists and explains them perfectly, so here they are:

  1. The referential function: corresponds to the factor of Context and describes a situation, object or mental state. The descriptive statements of the referential function can consist of both definite descriptions and deictic words, e.g. « The autumn leaves have all fallen now. » Similarly, the referential function is associated with an element whose true value is under questioning especially when the truth value is identical in both the real and assumptive universe.
  2. The poetic function: focuses on « the message for its own sake » (the code itself, and how it is used) and is the operative function in poetry as well as slogans.
  3. The emotive function: relates to the Addresser (sender) and is best exemplified by interjections and other sound changes that do not alter the denotative meaning of an utterance but do add information about the Addresser’s (speaker’s) internal state, e.g. « Wow, what a view! »
  4. The conative function: engages the Addressee (receiver) directly and is best illustrated by vocatives and imperatives, e.g. « Tom! Come inside and eat! »
  5. The phatic function: is language for the sake of interaction and is therefore associated with the Contact/Channel factor. The Phatic Function can be observed in greetings and casual discussions of the weather, particularly with strangers. It also provides the keys to open, maintain, verify or close the communication channel: « Hello? », « Ok? », « Hummm », « Bye »…
  6. The metalingual (alternatively called « metalinguistic » or « reflexive ») function: is the use of language (what Jakobson calls « Code ») to discuss or describe itself.

Now let us look more closely at these six functions in the context of current day communication.

In an environment where markets are saturated and everybody is copying everybody else, what is happening to the REFERENTIAL (contextual information) function? Does industrial property still exist? Unless you can actually see the logo of the brand, it’s difficult to differentiate between two cars, phones, food processors, or cameras if they are in the same range.  The same goes for their performance and publicity jargon. The referential function has come out of the equation…

As for the EXPRESSIVE function, that of the source, the sender, the message has gradually evaporated into the world of globalisation, so the message comes from everywhere and nowhere at the same time.  Apple is a perfect illustration of this point. While Steve Jobs was still in control, it was easy to identify with the brand since it was his personal creation. You loved it or hated it, but the exceptional personality of the character came out in all Apple products. Since his passing, the brand lives on thanks to his heritage but is slowly losing the identity incarnated by Jobs, to become an anonymous entity among the other GAFA giants. The expressive function is no longer part of the equation…

The CONATIVE function constructs the addressee, the consumer… and this function is not doing well at all. Have you noticed that most of the consumers shown in ads are idiots or ignoramuses who are envious and even dishonest, mean or plain stupid?  They are idiotic because they are being asked to buy products they already have.  I hardly ever want to identify with the people who are in the ads.  The conative function has been neutralized…

PHATIC function aims to attract our attention, to call out to us, and in general, this is most important in advertising because the first priority of advertisers is to do just that. For this reason, advertising becomes noisy, frenetic, flamboyant…. and exasperating.  The codes they use to attract us are well known and few. They can be summed up as « I am an advertisement ».  The effect of this is, of course, reinforced by the fading out of the three previous functions. This function does not even have to be vulgar or tacky… we have all seen those beautiful scenes or images even if we don’t remember what they were about or why they were there, just before we forget them.  The phatic function is always present even if it often announces nothing at all…

The METALINGUISTIC function sends us straight back to the founding codes of communication but suffers a great deal from banalisation and the competition between test advertising websites, experts and consumer feedback ratings.  What chance does a nice ad have when confronted with a bad rating on Tripadvisor?  The language used in advertising has lost its points of reference in the same way as that used in political discourse or any influential communication.  Advertising codes are no longer considered legitimate: they have been replaced by the more emphatic codes of social media in the field of legitimacy. The metalinguistic function has lost its authority.

The AESTHETIC/POETIC function concerns the creative power of communication. During the 1980s, creators such as Jean-Paul Goude claimed, without batting an eye, that publicity was a new art form.  Advertisements were displayed in art galleries, or even in people’s homes, and some people went into raptures about ads such as the Herta film (« Ne passons pas à coté des choses simples » – « Let’s not miss out on the simple things in life »), or « Le ticket chic et le ticket choc ».

But even if advertising can include artistic content, it is not an art form as such and will be no longer..  As proven by history, propaganda has become an art form while it has lost the impulse of its message.  In Hanoi, there is an a gallery of old propaganda posters.  It is almost as if publicity can only become an art once its purpose no longer exists.  The will to clarify the argumentation about advertiser’s products has led to their preference for metonymy, the syntagmatic (phrasing) axis, highlighting the detail, the collusion of functions rather than the paradigmatic axis palying on transformation, metaphor and poetic recall. The result is that publicity loses its aesthetic dimension and is directly confronted with test benches which are more credible.  The aesthetic function has lost its impact.

To resume, all of the functions of communication have almost totally lost their impact.

THE READING CONTRACT

We are in the very early 1980s and the market research company where I was working as a semiologist had just been given a study to analyse the communication of various institutions following the nuclear accident at Three Mile Island in 1979. One early morning, three people came into the office.  First a discreet young lady with a nice smile, then a guy who looked as if he was a South American guerrillero with long hair and a black beard who looked around everywhere with a searching look in his eyes; and thirdly, a small man with a large moustache who looked like a fox terrier and obviously didn’t use his smile muscles very often. This was Eliseo Veron, a well-known Argentinian semiotician who had been convincing enough for the client to decide he was the man for the job. Office space was limited, and I shared the same office as well as his instant antipathy for two or three years.  I was young and handsome!

Each evening he would lock up his desk before he left.

The concept of the reading contract emerged from Veron’s research. This concept was transmitted and explained to me by the guerrillero who became my friend. We made good use of it for many years.

The common belief or doxa of French semiotics at that time was still founded on the formalism which eliminated the notions of the sender and the receiver for the benefit of the actual structure of the message which was in itself co-written by the author and the reader (the writers).  The marxist filter did the rest.  This theory could not accommodate the object of the study which, on the contrary, was supposed to study the distance between the sender and the receiver and the influence of the former on the latter.

This is why Watzlawick’s systemic analysis and the Palo Alto group came into relation with structural analysis of semiotics:  how the message constructs a reality, or an event according to the sender, intended for the receiver, without the receiver calling into question the description of the reality or the event.

Thus, the purpose was to identify a plausible group of terms, descriptions and common values to be shared between the sender and the receiver, and to find means to express them for describing the reality or a specific event.

Unlike classic semiotics which concentrated on the message itself, this approach was based on the interaction between the sender and his intentions, and the receiver and his motivations. The acceptance of this relationship constituted the reading contract which made the truthfulness of the discourse seem plausible and in conformity with real facts (whatever its veracity).

While playing on the influence it would have on the receiver by relying on values and codes  the receiver would recognize and appreciate, the idea is that the message can reconstruct a reality which benefits the sender and which could not be ignored by advertising agencies.

For close to twenty years, studies were carried out, not to identify needs, but rather to understand the cultural mechanics and the underlying mechanisms which orientate the judgements and decisions of consumers.  This knowledge aims at proposing a mirror image while being a part of their cultural register so that the brand or product is a part of that.

Let’s take cigarettes to illustrate this concept. Although the product is almost the same, the construction of the receiver of the ad varies enormously between Marlboro (the winner), Camel (the rebel) or Benson & Hedges (the refined person) leading to an abiding sense of loyalty to the brand.

The reading contract (so called because it is based on textual notions) operates on all levels of communication. It does not produce reality : it produces plausibility (or verisimilitude).  The same contract functions when we read a novel or watch a film: it is the consensus where a story develops which will be considered « true », even if it’s taking place on the Star Wars Millenium Falcon spaceship.

The reading contract plays a decisive role in the field of cinema (which is an extension of the novel if you think about it). Indeed, for the magic of cinema to work, there is an unwritten agreement between the film director and the spectator. This is the result of three essential factors: plausibility, identification and interest. The arrival of the train at la Ciotat station (the first film ever made) terrified the spectators who didn’t know the codes which apply in cinema. But later on, with the arrival of silent movies, a whole register of conventions came into place in order to gain the support and understanding of the public. In this way, spectators learned to recognize two story types: passion (as in the passion inherited from Christ) and the chase (the source of westerns and thrillers).

Alfred Hitchcock had perfectly understood the theory of a contract between the author and the spectator. In his analysis of suspense, he said it originated in the danger recognized by the spectator who knows more than the character of the film.

The success of Apple is largely based on a fiction which still survives, even if Steve Jobs has been replaced by somebody who thinks more like an accountant and who does not have the least vision forward.

BREAKING THE CONTRACT

If we look at Vladimir Putin who, much to the annoyance of his critics, has been in power for over twenty years, we realize that in his political discourse, he has established an extremely powerful reading contract with the Russian people.  I will always remember a young Tatar woman in a Moscow bar full of drunk men who, while inhaling on her cigar, announced that Putin was a « real man ».   Even today, Putin constitutes a mirror image of what Russians would like to be.  Little importance is placed on his questionable politics.

By contrast, after just under three years as President, Emmanuel Macron has totally lost the support of the French who no longer trust him just because he is not so bad as the others.  Macron has totally failed to build up an image that can be respected by the French (in opposition to Chirac, De Gaulle, Giscard or Mitterand). Hardly any contract exists between Macron and the French which is why he is unable to convince anybody of the legitimacy of his reformes.

Since the beginning of the century, people are losing sight of this fundamental contract between the sender and the receiver, between the brand and the consumer, or between the governor and the people.  There are many, often quite disastrous, effects.

In the absence of the guardian value we normally identify with, there is a detachment from the moral authority which gives way to the most profitable option: the market for fakes and imitations is thriving, thank you! The cost of quality brands necessarily increases so the public has a growing tendency to look at comparable products to find the best compromise.

In the world of politics, populists prefer to look for a figure of authority, independent of any sense of morality. They have mistakenly dealt the trump card!

Big data is not a means to bring about cohesion but more a tool for oppression by playing on uniformisation of average values and dominant tendencies.  The individualisation big data is supposed to identify is in no way based on any understanding of the motivations and values of the population being scrutinized, nor its complexity.

Beyond that, we see a morality emerging which is based on the greatest consensus and consequently produces all kinds of intolerance; neo-puritanism has bright prospects ahead.

Luckily, as illustrated by the chaos theory, the growing domination of mindlessness will be overturned sooner or later for better or…. well, the worse is already happening.

RETURN

Sémiotique appliquée

En 1978, je suis devenu le plus jeune docteur d’État en France pour avoir soutenu une thèse de 666 pages appelée SÉMIOPRAXIE DE L’HYPERSIGNE.

Les professeurs qui constituaient mon jury ont tout tenté pour que je ne puisse pas soutenir ma thèse. Ils m’ont même fait promettre de ne jamais enseigner puis m’ont décrété docteur en se pinçant le nez.

Puis j’ai enseigné toute ma vie …

Mais pour gagner ma vie j’ai dû travailler dans le domaine où la Sémiopraxie (sémiotique appliquée) aurait une utilité : le marketing.

Pour convaincre les gens de marketing, mais aussi les créatifs prêts à en découdre avec un binoclard intello, j’ai travaillé à construire une boîte à outils simple, claire et efficace.

Cette boîte à outil m’a servi pendant des années, d’abord sur des études réalisées en France, puis, plus tard, pendant des années dans de nombreux projets internationaux pour mieux comprendre les systèmes de signes opérant à l’intérieur de diverses cultures.

Ces outils sont présentés dans un document publié il y a 25 ans. L’exposé a un peu pris la poussière, mais il peut toujours servir …

À propos, l’hypersigne, c’est un signe dont le signifiant et le signifié peuvent varier indépendamment l’un de l’autre et à grande vitesse …

Innovation

LES ÉTUDES DE MARCHÉ ET L’INNOVATION

S’il est un fait indiscutable, c’est que les études de marché n’on jamais permis d’anticiper les véritables innovations de rupture, celles qui remettent en question les usages et les modes de pensée.

Les études de marché, en particulier les études qualitatives dont j’étais un spécialiste incontesté à l’échelon européen, ont permis, sans aucun doute, de mieux comprendre la culture, les habitudes, les besoins et les motivations des « consommateurs ».  Cette compréhension est essentielle car elle permet d’améliorer les produits, de répondre à des « attentes » avec une plus grande précision et une meilleure pertinence. 

Mais les études de marché, tout en mettant en lumière ces fameuses attentes, sont bien incapables d’identifier ce qui sera le facteur d’un changement radical, cette fameuse BONNE SURPRISE qui changera les usages, les points de vue, les façons de concevoir sa propre vie.

Pourquoi ? Tout simplement parce que l’on ne cherche pas au bon endroit. En interrogeant le consommateur, on ne peut obtenir pour réponse que des demandes implicites ou explicites d’amélioration de la situation actuelle. Demander à une population qui n’utilise que des traineaux comment innover, elle répondra, imaginera, exercera sa créativité pour des traineaux mieux conçus, pas pour des roues !

Faire du consommateur l’expert de sa propre consommation est une illusion qui a conduit le monde des études vers un conservatisme sans frein, à peine dissimulé par les artifices méthodologiques de la sémiologie ou de la créativité, sans parler des arcanes de la programmation neurolinguistique.

Face à ce problème, la tendance des producteurs à se conformer à la tendance en cours constitue une réponse symétrique.  L’iPhone est une innovation de rupture qui a engendré, chez ses concurrents, une inflation immédiate de produits similaires proposant des accroissements de performances, aucun changement. Dans le monde automobile, le développement des SUV et des voitures bicorps est parfaitement significatif d’un aplatissement des spécificités.  Et ce phénomène se retrouve sur presque tous les marchés, chaque entreprise essayant de se nourrir du même gâteau que ses concurrents les plus prospères. L’obsolescence programmée étant le moyen de renouveler un marché qui sans cela stagnerait.

LA CONFÉRENCE SUR L’INNOVATION

Au cours des années 90, mon vieux copain Udo Reuter qui fume maintenant ses Gitanes avec le bon Dieu, et moi-même réfléchissions sur le problème de l’innovation et les réponses que nous pourrions apporter aux entreprises multinationales pour lesquelles nous travaillions. 

Nous avions identifié un certain nombre de facteurs qui, sans résoudre complètement le problème, amélioraient sensiblement sa compréhension. 

Parmi ces facteurs, nous citerons :

  • La dimension chaotique des marchés régissant les principaux aspects de la concurrence
  • Le fait que la créativité de l’entreprise est plus propice que celle supposée du consommateur
  • Le fait que les révolutions se construisent sur des phénomènes apparemment mineurs du marché
  • La nécessité de croiser des points de vue et des disciplines divers pour créer l’étincelle
  • La nécessité de s’affranchir des normes et paradigmes établis 

C’est ainsi que nous avons préparé une conférence sur la théorie de l’innovation et une méthode d’étude spécifique que nous considérions la plus appropriée pour y faire face. Force est de dire que cette méthode nous a permis de remporter plusieurs succès sur différents marchés européens. On nous demanda à de nombreuses reprises de présenter cette conférences dans des entreprises et des congrès.

Les diapositives de cette présentation existent toujours. Ce qu’elles proposaient, il y a 25 ans, est toujours valide même si l’approche méthodologique a clairement pris de l’âge.

TENDANCES ÉMERGEANTES

De nos jours, la problématique de l’innovation est toujours et encore plus présente. On peut même affirmer que malgré les énormes progrès de la science et des technologie, la tendance est toujours à l’inflation des performances plutôt qu’à la rupture. 

En termes méthodologiques, il convient de plus en plus à stimuler la créativité de l’entreprise à travers non plus le discours, mais l’observation.

L’observation et la stimulation de la créativité de l’entreprise s’appuie de plus en plus sur la maîtrise des neurones miroirs qui alimente la perception, la sensibilité, l’intégration et la compréhension de ceux qui ont des idées dans l’entreprise. 

Pendant plusieurs années nous avons présenté à des développeurs, des responsables du R&D des observations que nous avions filmées de consommateurs en situation.  Très souvent la réactions de nos clients était de s’exclamer :  « Tu le vois bien !!! » et de remettre en questions ce qui semblait établi. 

Voici un montage de quelques situations d’ethnologie filmée où le geste ne va pas forcément avec la parole :

Cette démarche inverse le processus classique et l’amplifie considérablement pour favoriser notablement le processus innovant.

Il va sans dire que les moyens de captation et d’observation permettent désormais de s’affranchir des contraintes de l’observation par un enquêteur filmeur. Néanmoins, il est très clair que lorsque l’on envoie les cadres d’une entreprise visiter les consommateurs et les filmer avec la consigne de ne les interroger que pour seulement déclarer ce qu’ils font, conduit à une incroyable sensibilisation de ces cadres à la réalité de la vie réelle. Cela stimule très fortement leur capacité à apporter des réponses innovantes. 

Textes et Humeurs

1 – Mais à quoi sert donc le quali ? Quand les études sont des obstacles objectifs à l’innovation.

2 – Du pot au feu et de la distinction Le snobisme du vrai

3 – Y a t’il un remède au marketing ? La course à l’imitation s’est substituée à la créativité et la culture.

4 – Voilà ! Quand la ponctuation des propos élude la raison.

5 – Mappemonde Questions d’échelle et de métaphysique.

6 – Une certaine idée de la France En même temps et oxymores, les Français détestent ce qu’ils adorent et inversement.

7 – Pizza et Culture Vers l’entropie culturelle

8 – Le suicide syndical Comment les syndicats nous conduisent à une récession suicidaire.

9 – Espèces de races Ma mise au point sur une notion controversée.

10 – Premiers de la classe Du danger d’être gouverné par les premiers de la classe.

11 – Patriotisme et Nationalisme Deux notions opposées et dévoyées par les populistes

12 – La mesure de l’homme Petite mise au point sur la place de l’homme dans l’univers

13 – Sur l’adoption et ses vicissitudes Réflexions sur le statut de l’adopté dans le contexte du « désir d’enfant ».

14 – Ukraine et Cosaques Pourquoi Poutine sera dévoré par sa conquête.

15 – Le cercle politique Quand l’idée de droite et de gauche n’est plus pertinente.

16 – Wokisme et bêtise Quand l’ignorance et le puritanisme ruinent l’intelligence et la culture

17 – Gravité La gravité nous ouvre la porte de la quatrième dimension.

18 – Mensonge et tyrannie Une exploration des principes qui fondent la tyrannie et la conduisent à sa perte.

19 – La moutarde me monte au nez Le downsizing du côté de Maille

Tout au long de ma vie personnelle et professionnelle, j’ai écrit des textes, des articles et de pamphlets pour pointer les absurdités et les étrangetés du monde et de la société. Je continue à sévir pour consigner ici les idées qui me turlupinent et excitent mon envie de réagir…

J’ai publié un recueil de mes principaux textes, articles et conférences :

Ce recueil ne comporte que les articles écrits entre 1984 et 2003. Les articles plus anciens sont perdus ou inaccessibles. Les articles plus récents sont de moindre importance ou reprennent des propos déjà traités dans des travaux plus anciens.

Ces articles touchent à divers domaines tels que la vision de l’Europe, l’analyse lexicométrique, la théorie du chaos, les mécanismes de développement et d’évaluation de l’innovation, l’anthropologie interculturelle.

En 1988, ma présentation de l’analyse informatique du langage me valut le Grand Prix Méthodologique à la conférence annuelle de l’Esomar (European Society for Opinion and Market Research) à Lisbonne.

L’ensemble de ces textes est désormais disponible sur papier sur Amazon. Malheureusement, le matériel dont je dispose ne permet pas d’en faire une version électronique. Une excellente raison pour ouvrir un livre.

Les articles développés dans ce livre (en anglais et/ou en français) sont :

  • NEW QUALITATIVE STUDIES (1984)
  • LE NOUVEAU QUALITATIF (1984)
  • WORDS AND BYTES (1988)
  • DES MOTS ET DES OCTETS (1988)
  • DIE EUROPEAN VIA DE VIVRE (1991)
  • QUOI DE NEUF ? (1993)
  • CHAOS (1996)
  • INNOVER EN MILIEU MULTINATIONAL (1999)
  • LES OBSERVATOIRES DE LA RÉALITÉ (2003)

J’en livre ici quelques autres qui sont restés planqués sur mon disque dur …

MAIS À QUOI SERT DONC LE QUALI ?

On va commencer par deux anecdotes tout à fait authentiques :
La première : J’avais prêté ma salle de réunions à un confrère belge qui avait la réputation de développer des méthodologies sophistiquées pour comprendre les enfants. Son client et son équipe devaient discuter de façon très informelle (assis par terre), avec des enfant qui devaient, entre autre, déguster quatre variétés de boissons au chocolat. Il leur manquait un gosse et moi, j’avais amené ma fille pour la journée. Elle entrait dans les quotas, et zou !

J’observais tout cela depuis mon bureau équipé d’un retour vidéo. Ma fille se livre volontiers au jeu et répond gentiment. Oui, elle aime bien le chocolat, oui, les boissons sont délicieuses, surtout la N°3. Tout le monde est content. Elle revient dans mon bureau et me glisse à l’oreille : « Papa, c’était dégueulasse ». Je lui demande pourquoi elle leur avait dit le contraire et elle me répond qu’elle ne voulait pas les vexer et qu’elle craignait qu’on lui pose encore plus de questions. Et toc !

La seconde : Ma société devait explorer l’univers du riz, son imaginaire, ses évolutions possibles. Nous étions en 1985. La référence était le riz qui ne collait jamais. L’animatrice, un génie du projectif, toujours prompte à inventer des exercices aussi inspirés que baroques, fait plonger le nez des participantes dans des sacs de riz imaginaires. Il en ressort des parfums, d’Inde, de Thaïlande, de ports exotiques et lointains. D’autres indices nous poussent à recommander à ce fabricant de se lancer dans les riz parfumés. Tollé ! Trois ans plus tard, le patron d’une grande agence me signale que les riz parfumés ne représentent pas plus de 2% du marché. Dix ans plus tard, ce même client me confesse avoir perdu dix ans et pris un retard difficile à rattraper.

Après quarante ans dans le métier des études qualitatives, ces deux anecdotes résument les deux récifs acérés entre lesquels navigue cette activité.
Le premier récif, c’est que les réponses explicites sont presque toujours erronées, au mieux difficilement exploitables.

On se rappellera que :

–  les consommateurs n’ont pas d’attentes

–  l’innovation passe toujours par la phase suspicion avant l’adhésion

–  que dire oui coûte moins d’effort que dire non

–  que l’envie de bien répondre l’emporte sur toute forme de sincérité

–  que, en groupe, la pression de conformité l’emporte presquetoujours

–  que les critères de recrutement sont biaisés par le simple faitd’accepter de participer

–  que les questionnements orientent les réponses

–  que nos neurones miroirs nous incitent à nous identifier auxintentions de l’investigateur.


En d’autres termes, les tests qualitatifs (les autres aussi, mais sauvés par la banalité des questionnements) ont énormément de chances de ne rien nous apprendre qu’un peu de bon sens nous eût révélé. Henri Ford déclarait que des études lui auraient recommandé d’inventer des chevaux qui vont vite plutôt que l’automobile, ni l’IMac, ni l’iPhone n’auraient survécu aux tests.
Il est rarissime qu’une idée innovant ou créative engendrent un enthousiasme instantané et unanime.
Il n’est pas exclu qu’une des boissons au chocolat était absolument délicieuse, mais le test excluait toute aspérité et seule celle qui ressemblait le plus à ce que tout le monde aimait et connaissait déjà avait des chances de survivre au test, quelles que fussent les contorsions méthodologiques inventées pour la circonstance.
Dans les premières années de ma carrière, je fus invité à déjeuner par le patron d’un laboratoire pharmaceutique. Entre la poire et le fromage, il me déclara que mes études ne privilégiaient que le conformisme et la conformité. J’en convint et décidai de ne plus travailler qu’à échapper à cette engeance. Je dois avouer que j’y travaille encore.Le second récif, c’est que les idées fortes sont souvent loufoques, improbables et difficiles à démontrer. Elles remettent en questions les normes et les dogmes. Le client réclame des idées neuves, mais qui ont été longuement éprouvées. Les indices du changement apparaissent le plus souvent comme des accidents, des atypismes et des erreurs d’appréciation. On juge toujours de l’innovation avec les lunettes du passé sur le nez. Les paradigmes sont aussi faciles à manœuvrer que des pétroliers géants.

Il en résulte une double contrainte funeste pour l’évolution des idées. Prendre des risques, s’aventurer hors des tendances établies, c’est s’exposer à l’échec et la réprobation de la hiérarchie, mais il faut aussi répondre à l’injonction de progrès et de rupture. Cela aboutit à l’inflation du toujours plus que le consommateur ne saurait récuser. Plus de fruits, plus de légèreté, plus de pixels, plus de puissance, plus de chocolat, plus de rien du tout parce que les produits deviennent des monstres.

Ce faisant, on passe à côté des changements radicaux qui prennent naissance à la marge de la société ou dans le cerveau frétillant de génies visionnaires.
Les études qualitatives, lorsqu’elles sont menées judicieusement par des chercheurs qui sont au fait des biais classiques du questionnement explicite, sont à même de déceler ces mouvements subtils et d’alerter sur les ruptures de paradigmes en phase de surgissement. Mais elles s’exposent à trois objections irrémédiables :

–  Trop petit mon ami, une étude multicentrique sur dix mille consommateurs ne dit rien de tout cela. On a rien senti sous les pneus du trente huit tonnes.

–  D’où tenez-vous cela ? le recrutement est remis en question, ce ne sont pas quelques marginaux à moitié névrotiques qui vont gouverner l’avenir du marché. C’est ainsi que le patron d’un grand labo traita l’info sur l’utilisation de la Ventoline par les toxicos révélée par des entretiens en profondeurs de jeunes asthmatiques.

–  On ne change pas une équipe qui gagne ! Un fabricant d’électro ménager m’envoyant paître quand je lui suggérai de retirer de son produit phare un élément qui l’empêchait définitivement d’évoluer. Il suffit de se souvenir de la disparition du lecteur de disquette dans le premier iMac.La principale clé pour surmonter ces objections est le transfert de confiance. L’autorité intellectuelle du responsable de l’étude auprès du décideur de l’entreprise permet d’aplanir toutes les objections, inquiétudes et pusillanimités.C’est ce qui sert de fondement au « gourou système » qui lie certains instituts à certaines entreprises. Cela commence en général très bien. L’impulsion initiale est en général un succès dû à une recommandation judicieuse et surprenante. L’entreprise, suivant cette recommandation, a rompu l’équilibre entropique du marché pour prendre la tête d’un nouveau segment. On ne jure plus que par l’institut, le charisme de son patron et la pertinence de sa méthodologie phare.

Cela peut durer des années, jusqu’à l’enkystement. L’institut se fond dans la philosophie et les croyances de l’entreprise. Un jour, les gens changent et le charme est rompu. Fin de l’histoire.

Les études qualitatives, par opposition aux études quantitatives, ont largement fondé leur autorité sur la révélation des dimensions cachées de la pensée, des croyances, des attitudes et des tendances. Il s’agissait en général de faire suivre cette révélation par une quantification et ainsi les vaches étaient bien gardées.

Au crédit de ces approches, elles récusent les opinions explicites, le rationnel conformé et la pression dominante. L’idée fondamentale est de dissimuler au consommateur l’objet réel de la recherche et de révéler son langage secret.

Au hit parade de ces approches : l’analyse des motivations, l’entretien non directif, la systémique, la sémiologie, la lexicométrie, l’analyse transactionnelle, la neuro-linguistique, les méthodes projectives, la créativité.

Chacune des méthodes a fait très largement ses preuves. J’en ai fait autant d’usage que j’ai pu pour cultiver mon statut de grand sachem de la recherche qualitative.
Toutes ces méthodes, sans exception, reposent sur le principe de la révélation du sens caché. Le sens caché, s’apparente à l’inconnu, à ce que l’on ne voit pas encore, à qui ne pourra qu’émerger à terme. Il y a dans tout cela un petit peu de futurologie. Chacune de ces méthodes plonge ses racines dans l’université et la science. Si l’université est américaine, c’est mieux.

Il n’empêche que, pendant de nombreuses années, une sacrée bande de gauchistes a servi à guider et rassurer les décideurs des multinationales.

La principale dérive des études qualitative nous est venue des pays anglo-saxons : au lieu du langage caché, les anglo-saxons ont largement privilégié l’accès rapide à des informations permettant d’orienter les programmes de marketing et de communication. Quotas démultipliés, entretiens courts menés par questions directes, analyse en forme de compte rendu. Le glissement des directions des multinationales vers Londres a largement encouragé cette tendance qui a fait du qualitatif le quanti du pauvre (quick and dirty).

De nouvelles dimensions sont apparues récemment dans le paysage des études et ont notablement redistribué les cartes :

–  les neurosciences et les théories de l’empathie créative fondée sur les neurones miroirs ;

–  les réseaux liés à l’internet, en particulier le développement du « big data » ;

–  l’accès à l’observation de la réalité grâce au développement des caméras et des moyens informatiques de traitement de l’information ;

–  le développement des procédures de co-création qui rapproche radicalement le producteur et le consommateur.Ces nouvelles approches modifient radicalement la mission des études en ce qu’elles ne se fondent plus sur la révélation du sens caché ou du langage implicite, des motivations cachées par le truchement d’experts et de méthodes initiées.Bien au contraire, il s’agit de rendre le sens perceptible et ressenti en évacuant les médiations. Se mettre dans la peau du consommateur, d’un groupe social, et ressentir / vivre leurs expériences, leurs satisfactions, leurs frustrations et leurs attentes plus ou moins explicites.Dans ce nouvel environnement méthodologique, les deux récifs classiques dont nous parlions semblent voler en éclat :

–  le discours de conformité des consommateurs cède la place à une communion empathique avec sa vérité vécue ;

–  La mise en doute suspicieuse de la recommandation cède la place à une expérience tangible « bah, t’as bien vu ! »Cet accès sensible, cette identification primaire à la réalité du consommateur sont largement nourris par l’accès au big data qui amplifie et ramifie la connaissance de la réalité. Savoir ce que mange le consommateur de quel shampooing et qui est abonné à quels programmes, procure un sentiment de toute puissance qu’accentuent les procédures empathiques. Il devient possible « d’intuiter » les réponses à apporter. Big Brother en serait presque sympa.Dans ce nouveau cadre, le rôle de l’institut qualitatif semble se muter en celui de facilitateur qui permet à la communion entre le producteur et le consommateur. Sauf qu’un observatoire filmé, ce sont souvent plus de cent heures de rushes dont une grande part est parfaitement ennuyeuse et qu’il faut ramener à 20 ou 30 minutes qui ont vraiment du sens. Sauf

que le big data, c’est tout simplement big, énorme, tentaculaire. Sauf que l’empathie doit être activée, orientée et amplifiée, sinon c’est un bruit de fond, une onde gravitationnelle.

Le rôle de l’institut qualitatif a changé d’objet, mais pas de nature : il s’agit de révéler ce qui se cache sous les apparences. Avant, c’était les traces de motivations et de langage enfouies dans l’esprit du consommateur. Désormais, c’est la réalité qui se cache au milieu d’une masse chaotique. La fouille archéologique cède la place à la botte de foin.

Les biais demeurent : le consommateur nous montre ce qu’il veut bien nous montrer, l’analyste et le client projettent leurs cultures, la décision est gouvernée par les lignes de plus forte pente. La seule vraie différence est que tout semble si vrai.

N’allons pas croire que je suis indécrottablement pessimiste. Bien au contraire, les études qualitatives, surtout quand elles adoptent ces nouvelles tendances sans y être naïvement soumises, sont de formidables stimulants de la création et de la communication. Elles ne décrivent pas exactement la réalité et ne disent jamais la vérité vraie, elles sont sources d’inspiration, une sorte de poétique du réel. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’ils aiment ou pas et dans quelle mesure, il s’agit de savoir COMMENT ils aiment ou pas à travers leur imaginaire et leurs émotions. En partageant cet imaginaire et ces émotions, le client, grâce à l’activation de ses neurones miroirs, est en mesure d’élaborer ses solutions. Ce n’est pas le consommateur qui dicte les recommandations, c’est par mon identification primaire que je procure des réponses riches de mon expérience, de ma culture et de mon savoir faire.

Cette connivence nourrie de culture et d’ouverture d’esprit créatives entre l’analyste et le client se travaille et se mérite. L’impatience lassée de tel directeur de marketing m’indique qu’il n’apprendra rien de l’étude. Dommage. Dans mille cas, j’ai croisé des décideurs qui, même au prix de débats houleux, faisaient rebondir les trouvailles de l’investigation et de l’analyse. C’était au temps où je passais des soirées avec Ginny Valentine à discuter de la dimension métonymique de l’Armagnac que nous sirotions.

L’urgence des temps fait que ces échanges improbables et fertiles se raréfient. L’acculturation des écoles de commerce, le clonage des entreprises et des acteurs, et le turnover intense des responsables qui font des sauts de puce d’entreprise en entreprise, assèchent l’imaginaire. Aujourd’hui, on regarde un groupe en répondant à ses mails et en consultant les réseaux professionnels à la recherche de son prochain poste. En se privant de la maïeutique de la confrontation, l’intérêt des études qualitatives se dilue.

Finalement, ce n’est pas « à quoi sert le quali ?» mais « à qui sert le quali ?» qu’il faut répondre. Et il y a de moins en moins de réponses …

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DU POT AU FEU ET DE LA DISTINCTION

Tout d’abord, la recette du pot au feu, le vrai !
Allez chez monsieur Viandard dont l’aptonyme indique l’excellente profession et achetez lui du paleron (viande maigre), de la macreuse (viande gélatineuse) et du jarret (viande grasse). Demandez lui de beaux os à moelle. Faites un tour chez le maraicher du coin, celui qui vend de si beaux légumes et achetez lui des poireaux, du céleri en branche, des carottes, des navets, deux beaux oignons, de l’ail frais et de jolies petites pommes de terre bien ovales. Demandez lui aussi un bouquet garni tout frais.
Une fois chez vous, choisissez le plus grand faitout possible. Mettez dedans la viande coupée en gros morceaux, les deux oignons coupés en deux et piqués avec des clous de girofle, une gousse d’ail en chemise et deux cubes de bouillon de bœuf. Mouillez avec cinq litres d’eau et portez à ébullition douce. Une écume rosâtre remonte que vous enlevez jusqu’à ce qu’il n’en revienne plus. Ajoutez les légumes épluchés et coupés en gros tronçons (sauf les pommes de terre). Jetez une poignée de poivre en grain et le bouquet garni. Salez au gros sel et placez, sur le dessus, les os à moelle disposés sur le fond d’un panier. Couvrez en permettant à un peu d’air de passer et laissez cuire à feu très doux pendant cinq heures. Récupérez une partie du bouillon pour faire cuire les pommes de terre. Ne les cuisez pas avec le reste des légumes car il ne vous resterait que de la purée.
A la fin de la cuisson, retirez le panier d’os à moelle et placez le faitout au frais. Le lendemain matin, tout le gras est remonté et forme une croûte sur le dessus. Vous enlevez cela et votre pot au feu est dégraissé comme il faut. Il suffit de mettre les patates dedans, de replacer les os à moelle et de réchauffer.
Vous servirez cela avec du gros sel, des cornichons et de la moutarde. Viandes et légumes dans une assiette chaude et le bouillon dans un bol. Et voilà !

 

Oh mais je vous vois hausser les sourcils et serrer les lèvres avec irritation. Mais non, ce n’est pas du tout comme ça qu’on fait le pot au feu !
Chacun d’entre vous à une grand mère, une tante ou une épouse, voire un oncle ou une recette qui ne font pas du tout comme ça

Ma belle mère le faisait en deux cuissons, une maigre pour le bouillon et une grasse pour les viandes. Elle jetait le bouillon du gras et servait tout dans le bouillon du maigre.
La femme d’un ami le faisait aussi en deux cuissons. Mettant progressivement les ingrédients pour les cuire al dente. Puis resservant le tout le lendemain, cuit à cœur.

Sans parler de la Bernadette qui dans sa vieille cuisine berrichonne, insistait pour qu’on fit chabrot avec le bouillon (un bon coup de rouge pour finir la soupe).
De fait, il existe mille manières d’introduire un savoir faire quasi magique à la confection de ce plat. Et l’évocation de ce savoir faire disqualifie toutes les autres recettes, toutes les autres manières. Hors de ces cuissons en deux jours, en deux manières, avec des ingrédients secrets, il n’est pas de pot au feu décent.

Revenons sur terre. Le pot au feu, ce sont des bas morceaux malgracieux du bœuf, bouillis avec des légumes tristes et cafardeux. Et c’est tout. C’est un plat de marmite, ancien s’il en est, qui bourgloutait dans les cuisines populaires et paysannes. C’était un non plat.

Et pourtant, ce non plat est un tel emblème de la cuisine, que les Vietnamiens nous l’ont emprunté pour réaliser le pho bo. Ils ont tout changé, mais ils nous rappellent volontiers que le pho (on dit pheu) descend en droite ligne du pot au feu.

La blanquette, la daube, le cassoulet, la choucroute, la poule au pot, le bourguignon, partagent un peu de ce phénomène, mais conservent un en soi qui maintient la recette sur les rails de la norme culinaire. Seul le pot au feu déporte son autorité de la trivialité des ingrédients et de la préparation sur des savoir faire ritualisés et exclusifs.

Ce phénomène n’a rien à voir et même s’oppose à l’insupportable snobisme de certains fâcheux qui se font arbitres du bon et du vrai. Selon eux, il n’est pas de bon rhum s’il ne provient pas de Ste

Marguerite, en particulier de cette petite plantation qui produit dix bouteilles par an, il n’est de bon whisky que le 20 ans d’âge de l’Isle of Jura, de bonne viande que provenant de Salers et élevée selon les règles de Kobe. Pour ceux là, la règle est de n’apprécier que ce que les autres n’ont pratiquement pas de chances de pouvoir se procurer. Quand la vodka Russkiy Standard a commencé d’être distribuée en France, j’ai cessé de dire que c’était de loin la meilleure. On ne se refait pas. Il ne s’agit pas du snobisme vulgaire du produit cher qui fait le nouveau riche, c’est l’expertise de la rareté. Si l’auditoire peut se procurer le produit le lendemain dans son magasin habituel, l’expert perd toute son autorité.

Qui a réalisé des réunions d’amateurs de rhum, de whisky ou de vodka sait que l’on n’échappe jamais à cette engeance qui fausse l’analyse naïve des propos tenus.

Rien à voir non plus, bien sûr, avec les revisites chichiteuses des concours de cuisine où, en une heure, un candidat sur-stressé sublime le pot au feu à grands coups d’espuma et de cuissons inversées.

Non, l’histoire du pot au feu ne se fonde pas du tout sur la rareté des ingrédients ou du produit final, elle repose sur un savoir faire magique, sur une expérience intransmissible qui disqualifie tout effort de la renouveler ou de s’y comparer.

Beaucoup se souviendront de la cuisine de leur mère, des crêpes de la grand-mère bretonne, de toutes ces expériences régressives où l’on se réconforte à l’idée des saveurs perdues.
Oui, mais le pot au feu est un plat que les enfants aiment peu, il contient tout ce qu’on a tant de mal à faire ingurgiter à nos petites têtes blondes. Donc la vérité est ailleurs.

Le pot au feu s’ancre dans un processus d’initiation, de révélation, de passage rituel vers une nouvelle réalité. Le poireau est un vilain bouton poilu, le navet fait honte au cinéma, on a des carottes dans les cheveux, le céleri, c’est rave. Pouah! Et pourtant, nous connaissons tous quelqu’un qui nous a concocté une expérience inoubliable avec ces horreurs. Alchimie, sorcellerie, geste d’offrande dans le rituel culinaire. Celui ou celle (plus souvent) qui nous a apporté le pot au feu occupe une place privilégiée dans notre panthéon affectif. Quelqu’un m’a dit, presque sans rire, qu’il n’avait pas divorcé à cause du pot au feu.

Bon, d’accord, mais ne pourrait-on pas élargir un peu le débat ? Le pot au feu, ce n’est pas un marché d’avenir, Le marketing commence à se gratter le menton.

Ce phénomène, une fois qu’on oublie le pot au feu, présente deux intérêts majeurs et fort peu exploités :

–  il exprime une force émotionnelle et expérientielle intenses et très largement répandue ;

–  il s’inscrit dans une tendance en fort développement qui oppose le faire soi-même aux produits manufacturés.On assiste depuis quelques décennies à un lent retournement de la culture de consommation.
Cela se traduit de diverses manières :

–  le regain des produits et des procédés traditionnels. La tradition faisant assez ouvertement référence à un savoir faire ancien, magique, unique, incomparable, vrai ;

–  La mise en avant de celui qui fait le produit, souvent un cuisinier, mais ce pourrait être un parfumeur, un jardinier … Jadis, c’était le consommateur qui nous disait que c’était bon, maintenant c’est celui qui fait qui nous dit que ce sera bon ;

–  La multiplication des cours, des ateliers, des clubs, des blogs, de tout ce qui permet de se retrouver, d’échanger, de s’initier ;

–  Le retour et la redécouverte des simples. La méfiance grandissante à l’encontre des ingrédients complexes, travaillés, altérés, opaques, ouvre la porte aux produits peu considérés, oubliés, mal aimés. Tout ce qu’on peut faire avec un rutabaga !Le tout fait, le prêt à l’usage, le manufacturé, ont encore de beaux jours devant eux. Mais ils ne sont plus source de distinction. On ne tire aucune légitimité à proposer un plat tout fait.
Dire qu’on a réalisé soi-même son produit, un plat, un produit de beauté, une boisson, un bijou, un vêtement, un produit d’entretien, un truc, cela attire des « ah ouiiii ? » et des compliments qui rendent celui qui a réalisé l’exploit singulier, spécial, admirable.On n’en est pas à l’expérience ineffable du pot au feu, mais on construit un imaginaire social encore peu formalisé, celui d’un consommateur oblateur, un rien magicien, qui capte l’estime et/ou l’amour de ceux qui l’entourent.

Vous continuez à vous gratter le menton ? Quel va être le rôle de l’industriel, de la marque, de l’enseigne, dans ce monde où la distinction vient de matériaux bruts, pas chers, élaborés par le consommateur qui en tire tout le bénéfice d’image.

Ceux qui s’inscrivent dans ce mouvement partagent un certain nombre de traits de caractère :

–  Ils abandonnent leur rôle de producteurs. Ils se construisent comme ceux qui procurent les ingrédients (providers). C’est chez eux qu’on trouve les ingrédients, voire tous les ingrédients, qui permettent de réaliser le produit ;

–  Ils abandonnent leur statut de fournisseurs de produits finis. Ils se construisent comme des facilitateurs, des initiateurs, des formateurs. C’est le consommateur qui recueillera le mérite du produit fini ;

–  Ils abandonnent le rôle d’effet source d’autorité / de légitimité. Ils organisent, fédèrent et facilitent les échanges entre les consommateurs qui construisent leur savoir faire, leur expérience, leurs succès, leurs bénéfices physiques et moraux à travers le partage (ateliers, rencontres, blogs…). La notion d’hébergement se substitue à celle de point de vente ;

–  Ils abandonnent le rôle de fédérateurs consensuels. Comme pour toutes les tendances émergeantes, le caractère militant joue un rôle considérable. On peut ne pas militer pour le grand soir et préférer pour le petit plat. Sans militantisme, la marque ne fédère pas, elle n’engendre pas de distinction.Aujourd’hui cette tendance est émergeante, c’est à dire qu’elle est minoritaire, peu organisée, dispersée et désordonnée. Il est difficile de connaître la forme définitive qu’une telle offre peut prendre. Elle peut aussi faire long feu, c’est le propre de beaucoup de tendances émergeantes. En France, c’est un peu le retour des savoir faire, dans les pays anglo-saxons, c’est plutôt une réaction contre le consumérisme des middle classes, en Allemagne, c’est dans le grand flux de l’écologie. Trêve de clichés faciles, l’autorité et la légitimité du consommateur sont favorisés par deux facteurs : la remise en question des produits tout faits, pas si bien faits que ça, et l’explosion des seniors et empty nesters qui ont le temps et, souvent, le désir de se construire comme dispensateurs de plaisir et de savoir vivre.

A l’autre bout, on constate une nette sensibilité des 18 – 25 ans à ces mêmes tendances. C’est le principe de la chaîne de vélo : les tendances sautent les générations. Entre les jeunes et les plus vieux, toute une génération a vécu à l’âge du ready-made. Sa perméabilité est moins assurée à la remise en question des valeurs dans lesquelles elle a été éduquée.

Imaginez un peu une académie du pot au feu !

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Y A T’IL UN REMÈDE AU MARKETING

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TRENTE ANS PLUS TÔT

C’était au temps où ma récente célébrité me faisait courtiser par diverses écoles. En particulier par ces institutions où des parents fortunés plaçaient leurs rejetons qui n’avaient pas rejoint les grandes écoles de commerce.

En lieu et place de professeurs on y faisait enseigner des cadres et des experts du monde des affaires dont les compétences professionnelles étaient censées se substituer au savoir-faire pédagogique. La blague ! Une de ces institutions m’avait proposé d’encadrer un groupe d’étudiants sur un projet, pendant l’année scolaire.

On me laissait libre du sujet et un prof de l’école faisait semblant de s’intéresser au déroulement des opérations.
Le malheureux brave homme fut servi en émotions pendant les quelques années où je sévis.

Au départ j’accueillais mes cinq ou six étudiants, tous bien propres sur eux, en leur promettant qu’ils entraient chez moi comme des photocopies et qu’ils en ressortiraient comme des originaux.
Puis je leur balançais le sujet :

–  L’homme est-il beau ?

–  60 ans et toutes ses dents

–  la publicité est-elle un art ?

–  L’art de planter un budget

Il y eut quelques autres sujets sur la santé et les enfants. Mais un d’entre eux plongea le prof et ses étudiants dans la plus grande perplexité : Y a- t-l un remède au marketing ?En général, mes étudiants étaient étonnés par le sujet et avaient beaucoup de mal à savoir par quel bout le prendre. Dès la seconde ou la troisième année, ils savaient que le fait de faire leur stage chez moi les exposait à un sujet foutraque. Beaucoup priaient pour échapper à cette épreuve, d’autres auraient tout donné pour en être. Pendant toutes ces années, un seul groupe refusa le jeu et échoua assez tristement. Les autres s’y investirent à fond, certains entrèrent dans ma société et j’ai gardé pendant des années d’amicales relations avec eux.Mais ce sujet là dépassait les bornes. Ne pas oublier que le phare de leur destinée était de devenir directeurs du marketing d’une multinationale.
Ils me demandèrent à qui poser une pareille question. « Aux meilleurs experts bien sûr ! Des directeurs marketing ! ». Ils se lancèrent dans l’aventure avec l’enthousiasme d’un âne qui recule et furent quand même reçus par nombre d’hommes remarquables qui les complimentèrent sur le sujet.La réponse quasi unanime fut que le remède au marketing était « humanisme et culture ».
Ces hommes remarquables ont disparu (c’était il y a trente ans). S’ils n’ont pas pris leur retraite, ils sont devenus des «higher beings» émargeant au siège des multinationales ou des experts indépendants.Ils ont été remplacés par de pures productions des écoles de commerces, les grandes où les institutions privées qui en tiennent lieu, nourris à la cost effectiveness et à la competitiveness.

Il y a beau temps qu’humanisme et culture ont déserté les directions marketing.

DU CAMEMBERT DE NORMANDIE AU CAMEMBERT EXCEL

Le camembert n’est pas qu’un fromage, c’est un pan de notre culture. Les Français ne sont-ils pas « les camemberts qui puent » pour la marionnette de Rambo ?
Le camembert est aussi l’objet de surnoms (claquos, calendos) et de métaphores qui l’immergent dans la langue bien plus que tout autre fromage.

Il s’inscrit dans un univers qui va de la consommation quotidienne au choix du spécialiste expert. Il est une métonymie de la France ! Rien que ça !
Cela nous rapproche du rhum ou du whisky où le connaisseur fonde son expertise sur la référence au produit introuvable.

Interrogez un amateur de camembert, il ne manquera pas de chanter les louanges du produit d’un artisan d’un village où le train ne passe même pas dont la vache unique lui permet de produire dix boîtes réservées aux princes de la gastronomie.

Mais au fond, ce snobisme dérisoire est la clé de la chaîne d’autorité dans l’univers du camembert.
C’est sur l’expression, voire la surexpression de ces codes et de ces garanties, que l’ensemble du marché prend ses racines.

Le camembert Lepetit a longtemps été un acteur évident de la légitimité :

–  connu depuis de nombreuses années, avec une réputationindiscutée

–  Normand, encore mieux, du pays d’Auge (le berceau ducamembert)

–  Au lait cru (donc riche de toute son intégrité, en ligne directe du pisde la vache)

–  Moulé à la louche (donc fait manuellement, avec un savoir faire)

–  Plein de médailles qui ourlent son histoire d’un mérite redondant

–  AOC, donc certifié par la loi, protégé par les instances de larépublique.

–  Etiquette surchargée, vieillotte, une sorte de gage d’intemporalité.C’est fou ce que le vrai aime le vieux.
Le camembert Lepetit calait tous les codes et servait de mètre étalon dans le choix d’un camembert, même si l’on se contentait d’un produit industriel aux origines indécises et aux signes de qualité très limités, qui offre aussi un programme gustatif plus consensuel.
Les Camembert Cœur de Lion ou Le Rustique ne proposent aucune des garanties du Lepetit. Il promettent seulement un goût riche et typé, ou qu’ils sont «encore meilleurs». Le Rustique joue sur le caractère déictique de son nom : c’est celui qui dit qui l’est !

Lepetit détenait les codes du vrai, Cœur de Lion et le Rustique usent des codes du simulacre. Le simulacre consiste à n’utiliser que des formulations vagues, métaphoriques, allusives pour s’associer au vrai sans l’être : Ce sont des fromages à pâte molle qui ressemblent beaucoup à des camembert s:

–  fabriqué en Normandie (il suffit qu’une opération de sa fabrication se fasse en Normandie). En revanche, pas d’AOC !

–  Coeur de Lion, est une métaphore historique de la Normandie, ça aide. Le Rustique nous rappelle que le camembert ne se fait pas en ville.

–  Une apparence globale (taille, forme, emballage) très proche du code.En d’autres termes, ces produits offrent un accès facile et sécurisé à la référence fromagère. Pour autant que cette référence existe !Or les experts du marketing ont décidé de rendre Lepetit compatible avec l’exportation.
On oublie le lait cru qui déplait tant aux anglo-saxons.
On veut en exporter beaucoup, donc on oublie le moulé à la loucheOn veut multiplier les points de production (ou les délocaliser), donc bye bye l’AOC
Pour faire bon poids bonne mesure, on garde les médailles, la vache, la couleur, l’ancienneté. On invente même une Auguste Lepetit & fils. On met Lepetit au régime des simulacres qui tromperont les consommateurs les moins experts et révulseront les fidèles de la marque.On en fait un produit peu différent d’un « camembert » vendu en Asie :

–  la marque « Prestige »

–  100 ans d’expérience dans la fabrication de fromage

–  Nouvelle recette plus crémeuse

–  Produit désigné par « Camembert »

–  Dans une boite octogonale en carton fin

–  Une image des fameuses montagnes enneigées de la Normandie.

A quoi doit-on la transformation d’un mythe alimentaire en un simulacre médiocre qui n’a d’ailleurs pas manqué de faire hurler les amateurs de vrai fromage et, apparemment coûté cher au fabricant ?
Au marketing, bien sûr !

La logique des parts de marché, la course effrénée à la performance, ont eu raison du camembert de Normandie au profit de camemberts Excel aux apparences flatteuses.

DE QUOI LE MARKETING EST-IL MALADE ?

Cette histoire dont on pourra lire le détail en tapotant Lepetit sur son moteur de recherche favori, n’est qu’une illustration parmi d’autres des problèmes posés par le marketing contemporain.

Tout d’abord, le marketing s’est éloigné de la culture. La culture, ce n’est ni l’information ni l’instruction, c’est la capacité de relier des connaissances entre elles. C’est un peu le Big Data cérébral.
Les nouveaux dirigeants marketing sont issus d’écoles de commerce où l’éducation littéraire, artistique et historique est devenue anecdotique, voire absente. Les grandes écoles la pratiquent encore, les institutions privées font l’impasse. Il suffit de se souvenir des recommandations d’un gouvernement récent à propos de la littérature et de l’histoire.

Dans cette acculturation, c’est tout l’arrière plan d’un marché qui s’assèche. On gère un marché, on évalue sa tolérance au changement et à la réduction des coûts. On privilégie ce qui permettra une croissance sans réfléchir un seul instant à la permanence.

Faire allusion à l’arrière plan historico culturel d’un produit ou d’une marque fait tapoter des doigts un directeur marketing au disque dur déjà plein.
Alors, on conclut et tout le monde est content.

Puis le marketing a fait son deuil de l’humanisme. Avant les années 2000, il était courant de s’intéresser en profondeur à des populations ou à des notions. Qu’est-ce que la beauté, la femme, la propreté, l’enfant au seuil de l’adolescence, la peau, le travail, le temps libre …

Le développement de l’Europe conduisait à s’interroger sur les identités culturelles de chaque pays.

La compréhension de mythes et des croyances allait de pair avec l’analyse des attitudes et des comportements.
Le succès d’une marque reposait en grande partie sur son ancrage dans la culture et aspiration des consommateurs.

Encore aujourd’hui, une marque ne survit pas à la disparition des valeurs qui l’ont vu / fait naître. Il est donc essentiel de comprendre ces valeurs et d’évaluer leur permanence.
L’humanisme s’est fait la malle. A la place, on ne parle plus que de segmentations. Segmentations par âges, niveaux sociaux, attitudes et ou comportements, types de consommation, préférence de marques ou de produits.

Face à chaque segment on place les arguments, les réponses, les offres, les marques. Tant qu’à faire, on sélectionne les propositions qui visent le plus de segments. La logique du PGCD.
Deux objections immédiates à cette évolution :

–  la frontière entre les segments est hautement fractale. Plus on approfondit plus la frontière devient floue. C’est d’ailleurs cette propriété qui fonde l’esprit humain et le libre arbitre. Qui a déjà fait l’expérience de dire à un consommateur qu’il appartenait à tel ou tel segment ?

–  La logique des PGCD est souvent funeste. Moulés à la louche par les mêmes écoles, persuadés d’utiliser les mêmes instruments de mesure et de décision, captivés par les mêmes objectifs et l’œil fixé sur les produits leaders, les décideurs marketing ont toutes les raisons de tous penser pareil.Le résultat est parfaitement visible sur tous les marchés. Toutes les voitures se ressemblent, tous les smartphones se ressemblent, tous les yaourts se ressemblent, tous les cosmétiques se ressemblent, toutes les boutiques se ressemblent, tous les consommateurs se ressemblent. Rien ne se fonde sur la singularité, tout sur la conformité. Truc est un peu mieux que machin sur tel critère, mais un peu plus faible sur tel autre.Il en résulte des inflations absurdes qui proposent des capteurs de 40 mégapixels quand on vit très bien avec 20, 90% de cacao quand le chocolat devient quasi-immangeable au delà de 80%, des machines à laver avec 40 programmes quand on n’en utilise jamais plus de trois, des surenchères absurdes qui assassinent la singularité.

Dans les séminaires de guerre des marques, on constate facilement cette difficulté des décideurs à se dissocier de la pression de conformité. Dans le développement d’insights, on voit rarement apparaître autre chose que des problèmes connus de tout le monde, presque jamais des visions singulières.

La rationalisation des coûts, les prétendus objectifs de globalisation, le calque de logiques développées ailleurs au sein d’un marché spécifique, accentuent et justifient ce phénomène.
C’est ce qui différencie Steve Job de tous ses concurrents et successeurs : Steve Jobs avait une vision, les autres ont une gestion.

Un des exemples les plus choquants de ce mal m’a été fourni par la rodomontade d’un institut de conseil en marketing. C’est cet exemple qui m’a d’ailleurs poussé à rédiger ce texte suave. L’auteur vantait le succès du développement d’hypermarchés à Hanoï, signe d’une évolution du Vietnam vers la consommation moderne. Des centres commerciaux immenses, d’un luxe tapageur, se multiplient en effet à la périphérie de plus en plus lointaine de la ville. Ce faisant, tous les marchés et petits commerces disparaissent du centre ville. Les marchés sont devenus des galeries d’art, des parkings à moto, des magasins de luxe. En conséquence il est devenu impossible d’habiter au centre de Hanoï, faute de ravitaillement. Mais le centre ville est toujours le cœur économique de la ville ! Désormais, chaque jour, des millions de motos font l’aller et retour entre le centre ville et la périphérie sur des avenues tellement encombrées qu’on ne peut les franchir que par des passerelles. Tout le monde porte des masques pour se protéger de la pollution sans cesse plus intense. Les commerces de proximité, si intimement liés à la vie locale souffrent énormément de ces aspirateurs à consommateurs. Les pratiques alimentaires s’altèrent face à l’offre cosmopolite de ces centres commerciaux.

Rien de ce que j’explique n’est nouveau. Les hypermarchés français ont tout autant vidé les centres villes, mais des villes bien équipées en transports en commun et qui n’ont pas six millions d’habitants. Les grandes enseignes le savent si bien qu’elles multiplient les supérettes en centre ville, bien propres et présentables (pour en finir avec l’Arabe du coin).

Le succès économique, financier, conforme aux modèles américains où les centres villes existent rarement, de ces centres commerciaux se réalise au mépris total de la culture du Vietnam et des réalités humaines issues de l’histoire et de la société.

Ainsi, si le marketing peut avoir une influence sur les marchés, il peut avoir aussi des conséquences considérables sur l’ensemble de la société. Et cette influence peut être profondément néfaste quand la culture et l’humanisme ont déserté.

ET LE REMÈDE ALORS ?

Tout est fichu ! Nous allons à grands pas vers un monde invivable mais riche ! Non, pas tout à fait quand même. La dégradation de la pensée dominante fait le lit de la singularité. On se rend compte qu’un univers de conformité vidé de ses repères culturels et sociaux est un terreau fertile pour une pensée alternative.

Tout se ressemble, voilà une bonne raison de penser différemment.

Dans ce cadre alternatif surgissent des propositions en rupture : le faire soi-même, le naturel, le brut non élaboré, le traçable, l’authentique réinterprété, la touche artistique, le personnalisé, la tradition innovante, les modes de consommation hors circuit…

On retrouve parfois dans ces projets de penser et d’agir autrement des responsables marketing en rupture avec les normes dominantes. Ils parlent de modèles alternatifs, de décroissance, de réinsertion de l’homme au centre des débats.

C’est bien pour cela, qu’il y a trente ans, ces directeurs du marketing expliquaient à mes étudiants que les véritables remèdes au marketing étaient la culture et l’humanisme. C’est en ayant le recul de la culture et la capacité de percevoir la nature humaine que l’on peut développer une vision singulière.

Bien rares encore sont ceux qui détiennent et usent de ce pouvoir, mais tous les grands succès ont commencé petits.

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VOILÀ !

Les Anglo-saxons aiment ponctuer d’un VOILÀ réjoui le surgissement d’un résultat inattendu ou d’un savoir faire un peu magique. Le terme VOILÀ exprime une évidence qui n’a pas besoin de se démontrer mais qui apparaît contre tous les doutes et craintes. VOILÀ, c’est le succès qui s’oppose à la difficulté, voire à l’impossible. C’est la naissance  merveilleuse, l’immaculée conception du succès.

VOILÀ nous invite à contempler ce qui nous semblait impossible d’observer. VOILÀ confère à celui qui le profère le talent du prestidigitateur du savoir faire, voire de la pensée. VOILÀ peut en effet signer une démonstration aussi brillante qu’inattendue.

Voilà !

En France, la patrie du raisonnement rationnellement carré, le terme VOILÀ s’est vu assorti d’un usage totalement différent, complètement dérivé vers un abus exaspérant.

Au lieu de ponctuer l’aboutissement d’un savoir faire ou d’une belle pensée, il en marque l’ellipse. VOILÀ est prononcé en lieu et place des explications, des raisons, des justifications, des démonstrations.

Il arrive d’entendre, lors d’interviews, des gens prétendument instruits aligner un VOILÀ toutes les dix secondes. Autant dire que la fréquence de ce mot m’est devenu un marqueur inversement proportionnel de l’intelligence ou de la culture.

Qu’un sportif essoufflé en prononce des rafales ne m’émeut pas. Qu’on le laisse courir ou taper dans sa baballe. D’autant que le journaliste ne vaut pas mieux.

Mais lorsqu’il s’agit d’une personne investie de culture ou de pensée, je commence à m’interroger. VOILÀ, c’est comme dire que c’est comme ça, mais qu’on ne saurait pas dire pourquoi. Une bonne occasion de se taire.

Si vous écoutez Lévi Strauss, Dumézil, Mitterrand, Régis Debray, De Gaulle, et toutes sortes d’écrivains, philosophes et hommes de science, vous aurez peu de chances de les entendre éructer un VOILÀ. Ce n’est pas impossible, mais ce sera au bout d’une explication, pour en marquer l’aboutissement. Pas souvent, quoi.

Je me renfrognais dans ma conviction d’irascible sénilisant quand j’écoutai l’interview d’une grande dame de la littérature (je ne me souviens plus qui). La dame s’exprimait dans ce Français élégant et soigné qui survivait encore à la fin des années soixante. Avec ce léger roulement des R qui est mort avec le Baby-boom.

Et voilà-t’y pas que la dame se met à enchaîner des N’EST-CE-PAS à tout bout de champ.

Ce serait donc un fait permanent du langage et que le VOILÀ exaspérant ne serait pas le signe inéluctable d’une déliquescence de la culture et de l’esprit.

Mais non, mais non.

N’EST-CE-PAS, TU VOIS et VOILÀ, sont des marqueurs d’une fonction du langage qui consiste à s’assurer qu’on est bien en contact avec son interlocuteur.

On ne saurait en vouloir à personne de chercher à garder le contact avec son interlocuteur.  Cette fonction est essentielle dans le monde de la publicité, du sport ou de la politique, elle l’est beaucoup moins dans le monde de la science ou de la pensée.

Mais, pourtant cette dame lâchait un N’EST-CE-PAS toutes les minutes.

VOILÀ est un marqueur qui fait ellipse de l’explication. C’est comme ça et puis c’est tout. VOILÀ, c’est la fonction phatique qui fait l’économie de convaincre l’autre, de rechercher sa compréhension, voire qui se défie de l’écoute de l’autre. VOILÀ, c’est du « un point c’est tout » assorti d’une dose non négligeable de « j’en sais rien ».

TU VOIS (et toutes ses variantes) est un marqueur phatique bien plus chaud. Il s’assure que l’autre nous entend, se figure ce qu’on lui dit. On ne se défie plus de l’autre, on ne se détourne plus de son propos, on cherche la connivence.

N’EST-CE-PAS va beaucoup plus loin. La dame ne cherchait pas à éluder son raisonnement, ou simplement à chercher sa connivence, elle cherchait l’assentiment, l’adhésion du journaliste (Jacques Chancel) qui disposait de bien assez de neurones pour suivre et questionner le raisonnement de la dame. La dame ne pourrait sûrement s’en sortir avec un VOILÀ.

Le succès grandissant du VOILÀ va de paire avec le développement d’une vision consensuelle qui se défie des idées et des démonstrations. Cela ne signifie pas qu’on ne s’affronte pas, on se contente de s’affronter sur des positions. La pensée est devenue une guerre de tranchées. On s’invective, on s’envoie des chiffres sortis d’on ne sait où, d’autant que l’adversaire en a toujours d’autres qui disent l’inverse. Peu de gens se préoccupent de la raison d’être de l’état de la science et de la philosophie.

L’explosion incontrôlée, quoiqu’anarchiquement censurée de l’information et des moyens d’y accéder et de la diffuser, conduit à une saturation permanente : exposition constante à un flux sans ordre et sans réflexion. Le jugement se construit sur des coups de tête, des injonctions morales, religieuses, affectives ou économiques (ça coûte moins cher de dire oui, ou parfois de dire non).

Voilà !

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MAPPEMONDE

Imaginons que la Terre ait la dimension d’une mappemonde comme celle que l’on pose sur son bureau …

Elle aurait 35 centimètres de diamètre, un peu applatie aux pôles …

La croûte terrestre ferait environ 2 millimètres d’épaisseur.

Les océans les plus profonds et les montagnes les plus élevées n’auraient pas plus de 0,3 millimètres d’épaisseur.

L’atmosphère, dans sa plus grande épaisseur ne dépasserait pas 1 millimètre.

Ce serait une surface lisse, à peine granuleuse par endroit, vaguement humide au toucher.

Tout  cela flotterait sur une masse pâteuse, de 16 millimètres d’épaisseur, un peu chaude : 1500°C !

Au cœur, de tout cela, un noyau ardent de fer et de nickel solides de 6,5 millimètres de diamètre à 4300 degrés !

Un tel objet serait une boule brûlante, plutôt molle et pesant effroyablement lourd ! Environ 150 kilogrammes …

Ces mesures prouvent au moins que l’homotétie n’est pas forcément pertinente car notre mappemonde aurait peu de chance de survivre avnt de s’effondrer sur elle-même et causer d’irrémédiables dommages à notre bureau. En changeant l’échelle, l’harmonie et les proportions des choses se modifient considérablement.

Si nous ramenons le monde aux proportions d’une mappemonde, la taille des humains est à peu près celle d’un virus, pas grand chose à se mettre dans le crâne. En caressant la surface de mon globe, je provoque une extinction !

S’il existe un dieu tout puissant, à n’en pas douter, il ne sera pas à l’échelle des hommes. Ce pourrait tout simplement être un être dont les dimensions sont d’un autre ordre. On peut rêver qu’il sera considérablement plus grand, donc mieux doté en neurones, mais aussi inscrit dans une autre échelle de temps : une de ses secondes correspondant à un millénaire pour le moins. L’humain ne serait qu’un atome de dieu …

Si, faute d’être mystiques, nous pensons aux extraterrestres, le problème d’échelle se pose tout aussi évidente. L’humanité ne correspond qu’aux dernières pages d’un livre épais comme une bible. Le visiteur saura t’il tomber sur la bonne page, le bon paragraphe, la bonne ligne piour que nous puissions nous rencontrer. Il a de ans nous voir. Il peut aussi être à une autre échelle, si grand et dans un temps tel qu’il aura autant de considération pour nous et nos oeuvres que nous en avons pour les termites. Ce peut être l’inverse, et nous ne remarquons même pas qu’il est déjà là.

La probabilité pour qu’un visiteur soit à notre échelle de temps et d’espace est d’autant plus faible que force est de constater que nous n’avons quasiment aucune chance de voyager jusqu’à lui.

C’est peut-être ccette idée qu’illustre l’image finale de 2001: L’Odysée de l’Espace.

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UNE CERTAINE IDÉE DE LA FRANCE

Je me suis souvent posé la question de savoir ce que signifie d’être un Français. L’ambivalence est de mise ! Un ami allemand me faisait remarquer que les Français ont inventé la devise Liberté, Égalité, Fraternité pour mieux se débarrasser ce ces trois insupportables poncifs :

  • LIBERTÉ : La France adore interdire, produit mille règlements pour empêcher de vivre comme on le veut. Aujourd’hui, les polémiques sur les femmes voilées sont emblématique du goût des Français pour les interdictions. La censure existe toujours, même si elle ne dit plus son nom.
  • ÉGALITÉ : Chaque Français adore être un peu plus égal que son voisin. la lutte pour les « avantages acquis » ressuscite à l’aune syndicale la notion de privilège qu’on croyait abolie depuis un certain 4 août.
  • FRATERNITÉ : Je ne vous parlerai pas des réfugiés … Le Français qui s’aime noble, bon et généreux peut aussi être querelleur, malveillant, délateur. La France a inventé les concierges pour mieux traquer ses voisins.

Vous me direz que nos voisins n’ont rien à nous envier en matière de vice sociaux. Certes, mais ils n’inscrivent pas au frontons de leur mairies cette devise ambitieuse.

Voici donc ce que j’en pensais, il y a vingt ans …

ASTÉRIX

Les Français éprouvent une difficulté considérable à se définir. De prime abord, c’est à leur propre diversité qu’ils se réfèrent. Dominique Lebras, parle de la France plurielle, de l’impossibilité de définir une notion de « francité ».

A cette vision se greffe la diversité ethnique, géographique et religieuse qui caractérise le pays.  La France a peut-être un centre, mais elle se dilue vers ses frontières et vers son passé.

Et si l’on parle de centre, il faut bien considérer qu’il s’est fait à Paris, contre la diversité des régions et des cultures. Ce n’est pas pour rien que Tours et Orléans ne sont pas directement desservies par la SNCF. En France, le centre ne fédère pas l’esprit du pays, mais l’ordre qui lui a été imposé.

La diversité n’est absolument pas une spécificité française. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, allons, tous les pays, la partagent avec parfois plus de hiatus encore. Mais un Allemand est d’abord un Allemand qui concède sa spécificité à la notion de nation à laquelle il adhère pleinement. Le Français revendique sa région, affirme qu’il possède au moins un aïeul qui vient d’ailleurs pour concéder enfin qu’il est français. Le Français est chauvin plus que patriote. Son clocher lui importe autant, voire plus que sa nation. L’idée d’un projet qui dépasse ses intérêts propres ne l’atteint que rarement : c’est ainsi que naît l’image la plus caractéristique de la France : Astérix.

Astérix et son village sont des caricatures emblématiques et follement identificatoires de l’idée que les Français se font d’eux-mêmes : malins, drôles, résistants et courageux, préservant leur identité. Mais on peut les voir autrement : irascibles, xénophobes, incapables de gérer leurs relations avec l’étranger et le progrès, inaptes à évoluer et à profiter des bénéfices d’une culture dominante ou envahissante. Quand le reste du monde négocie, le Français résiste, furoncle arrogant sur la carte politique, c’est là l’emblème d’Astérix. Mais c’est aussi ce qui gouverne l’histoire du pays en de nombreux épisodes qui ont tout aussi bien contribués à faire la force et l’unicité du pays que son isolement, son insularisation. Par exemple, Jeanne d’Arc n’a pas sauvé la France des Anglais, elle a surtout contribué à empêcher l’installation d’un système des relations économiques modernes à travers l’Europe du Nord. La Guerre de Cent ans est le dernier triomphe du féodalisme, le premier du centralisme et la mise en panne du progrès politique et économique. Ce progrès, d’ailleurs se construira sans la France par le réseau économique de la Hanse. L’Europe des échanges économiques se fera sans la France qui, elle bâtira son propre système de corporations et de décisions centralisées.

À l’idée de centralisme souscrivent sans hésiter la férocité religieuse du pays d’oil, puis l’absolutisme royal, puis la république, plus royaliste que le roi, comme chacun sait.

Donc, si nous résumons, la France est un pays de clochers revendiquant jusqu’à l’absurdité d’un chauvinisme  que l’on pourrait considérer comme fractal : quelque soit le niveau auquel on l’observe, il se reproduit à l’identique du dernier hameau perdu à l’Élysée.

Le paradoxe français réside pour une grande part dans cette fractalisation de l’identité des français : un individualisme outrancier qui s’impose des lois draconiennes pour pouvoir subsister. Ces lois pyramidales et ramifiées sont le ferment d’une administration tatillonne, pesante, obsessionnelle. Maiis à l’inverse d’une réglementation kafkaïenne gouvernée par l’absurde et l’arbitraire, la loi française est logique structurante et pléthorique. Elle tend avant tout à unifier la diversité, à neutraliser l’exception.

Là encore, le paradoxe pourra jouer pleinement : l’individu résiste face à la loi, clame sa singularité, l’État réglemente, gère les exceptions, proclame l’unification.

Les débats sur la Corse sont révélateurs de l’incapacité de l’esprit français à se déterminer dans la diversité : non pas que l’on doive proclamer l’autonomie ou forcer la « normalisation », mais parce que le débat est simplement impossible à résoudre.

ORDRE ET NORME

L’esprit français est perçu par nos voisins comme hautement créatif, producteur d’idées et de formes géniales. Le Français est « génial ». Mais, ensuite, nos mêmes voisins constatent deux faits profondément troublants : il est très difficile de passer de la création de l’idée à l’intégration de cette même idée dans l’ensemble d’une structure donnée, la création est une excroissance, une aberration qui sera souvent récupérée par nos voisins bien avant que nous n’en ayons nous-mêmes tiré profit. L’autre fait troublant est que la structure sociale, professionnelle, politique, voire artistique se défie de ses créateurs, de sa capacité de créer.

Pour exemple, prenons la langue française. Cette langue, à laquelle on donne pour acte de naissance les Serments de Strasbourg, vers l’an 800, n’est en fait que l’une des plus riches continuations du Latin, profondément marquée par les apports celtiques et germaniques, puis arabes et normands.

Cette langue d’une richesse considérable n’a pas tôt fait de se donner un acte de naissance qu’elle part en lutte contre sa propre richesse. D’abord contre les Albigeois et le parler d’Oc, puis contre la verve rabelaisienne par les règles étriquées de Malherbe, puis à coup d’instituteurs dispensant avec dévouement l’hégémonie obtuse de la République. Aujourd’hui encore, les satrapes de l’Académie s’efforcent de nous parler de mercatique et d’autres sornettes d’arrière-garde, transformant le Français en langue moribonde, inapte à digérer le parler du reste du monde.  Les Romains parlent anglais, les Français parlent l’Astérix…

CLASSIFICATIONS ET DÉSORDRE

Edward Hall décrit les Français comme un peuple polychronique à contexte chaud. Il leur oppose les Allemands comme monochroniques à contexte froid. Dans sa description, il ne cache pas son attirance pour les Français qui peuvent faire plusieurs choses en même temps et qui préfèrent échanger l’information à bâton rompu, par des échanges continus. Mais il ne cache pas non plus son respect et le constat d’efficacité d’une démarche structurée, ordonnée, prenant soin d’assurer l’information des protagonistes. Edward Hall, in fine clame que les deux cultures devraient se compléter. Mais le principal intérêt de la description de l’anthropologue est de mettre l’accent sur un autre paradoxe Français : la France est cartésienne, elle trace ses jardins au cordeau, adore la symétrie et pourtant, elle adore le désordre, l’informel, le dé-structuré.  Usurpant Descartes en tant que gloire nationale et symbole de son esprit, le Français se fait pourtant chantre de l’absurde, du surréalisme, d’un dandysme affranchi des règles du jeu de l’ordre établi. C’est encore une fois que le Français a bien des difficultés à concilier l’ordre et le désordre, tant au niveau cognitif d’un individu, au niveau des institutions qu’à celui des groupes ethniques. Ainsi opposera-t-on l’Alsacien au Marseillais, le polytechnicien au philosophe, l’oncle militaire et normatif au jeune « contestataire » branché. D’ailleurs, refuser l’ordre, c’est être « contestataire », ce qui veut bien dire que la stabilité et la normes sont bien du côté de l’ordre et qu’Astérix préserve le désordre.

On a souvent dit que les Français sont avant tout des taxonomistes, des classificateurs, employant une énergie considérable à créer des classifications. Nos voisins s’amusent souvent de cette passion des classifications d’autant plus que ce qu’ils nous voient classer, c’est notre propre désordre. Dans ce propos, nous retrouvons sans peine l’idée directrice de notre propos, l’opposition entre la création anarchique, en rupture, individualiste et l’ordre normatif, unificateur, neutralisateur de différences. Edward Hall (un Américain peu suspect de prendre parti), en vient à la conclusion que l’Allemand projette d’abord l’ordre et s’accorde une plus ou moins grande liberté individuelle au sein de ce cadre pré-établi ; le français fait juste l’inverse, comme un enfant qui rangerait son coffre à joujoux. Il s’agit bien sûr d’une caricature des uns et des autres.

ESTHÉTIQUE ET MODE

S’il est un cliché que l’étranger ne manque jamais de produire à propos de la France, c’est qu’il s’agit d’un pays centré sur l’esthétique. La France est décrite avant tout comme le pays des couturiers et des grands chefs. C’est le pays des recettes, des innombrables fromages, des artistes maudits, des créateurs ébouriffés. 

A preuve, le cinéma américain ne manque jamais de donner un accent français à ses cuisiniers, couturiers et peintres. Et cela n’a que peu à voir avec la réalité des faits : la mode s’est largement déplacée vers Milan et New York, la cuisine s’est mondialisée et la peinture française n’est pas, tant s’en faut une spécificité française.

Mais un débat étonnant peut éclairer la nature de la spécificité française. Il s’agit de l’opposition que des Français et des Italiens entretiennent entre l’idée de « griffe » et celle de « marque », ce qui opposerait Chanel à Armani. Dans les faits, il n’existe aucune différence, mais les arguments du débat, eux, sont pleins de sens : le Français revendique la notion de griffe en lui attribuant l’avantage d’être la marque physique, morale, historique d’un seul individu, d’une façon d’être et de faire les choses. Il oppose à cela la marque qui neutralise l’individu au profit d’un projet, d’un concept « programmés » à l’intérieur d’un projet qui s’accorde, anticipe, affirme les tendances esthétiques du moment. La griffe est l’expression de la singularité du créateur, la marque n’est rien d’autre que le style exprimé au sein d’un code pré-établi. Bien entendu, l’Italien récuse totalement cette description et se réfère an cela à la réalité, à la qualité de la création en deçà et au-delà des Alpes.  De fait, la véritable différence n’est pas dans le produit, elle est dans la relation intellectuelle du Français avec ses créateurs. Cette relation persiste bien au-delà des faits. Monsieur Dior et Coco Chanel sont morts depuis longtemps et ces « maison » ne se distinguent plus depuis longtemps des entreprises transalpines chez qui elles vont, à l’occasion, chercher leurs créateurs.

Il en va de même en matière de cuisine. La France n’exporte pas seulement des recettes ou même des restaurants : la cuisine française est le fait de ses chefs. Le récent épisode de Ducasse à new York est révélateur. Les Américains importent les produits pour ce qu’ils sont. Ducasse ouvre un restaurant à New York et y propose sa cuisine. C’est un four, un désastre. La cuisine n’est pas en question, mais l’absence du chef aux fourneaux et en salle est insupportable. Ce n’est pas la cuisine qu’on achète, mais le charisme du chef. En son absence, la cuisine devient banale, l’accueil inacceptable, les prix démesurés.

Si nous en revenons à ce qui fait l’esthétique française, ce serait être très présomptueux de penser qu’elle soit supérieure à celle des autres pays (les Français adorent le croire), c’est qu’elle est indissociablement liée à son auteur. 

La France possède un musée de la contrefaçon, méprise les remakes, exècre que l’on retouche l’original, que l’on altère ou rénove une œuvre. Peu de pays partagent cet intégrisme tatillon. Cela peut se traduire de manière surprenant au niveau de l’automobile : alors que Volkswagen n’a jamais hésité à refondre l’esthétique et la technique de sa Golf au cours des ans, Renault a dû affronter un véritable conflit cornélien pour faire évoluer la Renault 5, aboutissant à la dénomination de Super Cinq.

La passion de l’auteur, cette révérence pour l’initiateur, le créateur d’une œuvre (souvent bien au delà de l’œuvre elle-même) est un trait de l’esprit français que l’on peut retrouver à travers les époques, exportée dans toute l’Europe. La passion de Frédéric II pour Voltaire était autant pour le personnage que pour ses écrits (forts chiches à cette période) ; Pétersbourg s’enticha de Mlle George qui bramait des tragédies en Français devant la cour de Russie. Non pas que les tragédies fussent passionnantes, mais parce qu’elle les déclamait à sa façon. 

Le homard à la vanille de Senderens n’est bon que « par » Senderens. Même si le plat (aujourd’hui breveté), n’est rien d’autre qu’une variation de cuisine asiatique.

Et puis la France est gaulliste.  De Gaulle, c’est comme le Coran, en cherchant bien on lui attribuera le secret des pyramides et tout l’avenir de l’humanité. 

Ce qui est frappant, c’est que cette façon de penser s’exporte aussi bien que les produits de cette pensée, voire mieux.

TRADITION ET TECHNOLOGIE

Les Français sont particulièrement fiers des prodiges de la technologie nationale. Le TGV est un emblème, on a tôt fait de s’approprier l’Airbus et Ariane (projets européens) et notre industrie pharmaceutique est un sujet de fierté jalouse (rappelons nous le débat sur le dépistage du virus HIV).

Il ne fait aucun doute que la technologie française est tout à fait compétitive et que les ingénieurs nationaux sont des références aux yeux des étrangers. 

Mais à l’opposé, la France est profondément ancrée dans ses traditions, rétive au progrès, hostile au partage. 

Les anglo-saxons ont une vision pittoresque de la France : c’est un pays qui commence à calais et se termine à Naples, ou à Benidorm ; un pays de douceur de vivre pollué par notre mauvais caractère et une nourriture odorante. Les anglo-saxons ont toutes les difficultés du monde à identifier la France comme un sanctuaire de technologie. Il se trouve en effet que leurs véritables références se trouvent au Japon et aux États Unis. Notre chauvinisme technologique les étonne, les irrite dans son état d’esprit et surtout leur semble profondément inaccessible pour autant qu’il s’ingénie à penser en Français. 

On retrouve sans peine dans la pensée française les traces de l’histoire, la technologie française s’ancre dans une vision insulaire et absolutiste quand l’idée même du progrès se fonde sur les échanges et le métissage des savoirs.

Les Français produisent des voitures françaises, c’est à dire des véhicules dans lesquels l’idée de la France doit transparaître. On ne peut nier que les Allemands, les Italiens et les Anglais font de même. Mais la différence essentielle est que cet esprit français est fait de paradoxes quand celui des autres traduit avant tout les clichés attendus, devient un élément de séduction ou de conviction.

Ecartelée entre sa tradition hésitant entre l’élégance et la ruralité et une technologie propriétaire, donc différente et « incompatible » la science et l’industrie françaises étonne plus qu’elle ne convainc, s’agrippe à quelques gloires pour avaliser sa singularité.  Acheter une Mercedes ne dénote pas un amour de l’Allemagne exacerbé, acheter une Citroën pose le conducteur étranger comme « France freak ».

L’internationalisation des entreprises contribue largement à atténuer cette singularité de notre pays. Si Rhône Poulenc était une entreprise française, Aventis est une société dont personne ne peut décider d’où elle vient.  Et pourtant, les employés d’Aventis sont largement persuadés qu’ils appartiennent à une compagnie d’essence Française marquée par l’héritage de Roussel et Rhône Poulenc.  Il en résulte des débats incessants entre notre spécificité et la pensée globale des entreprises.

Unilever, entreprise anglo-hollandaise, détient des marques comme Boursin. Boursin est résolument une marque française, rien ne peut amener un Français à imaginer que cette marque devienne internationale. De l’apprendre, de découvrir cet abâtardissement, le Français remettrait en question son adhésion à un emblème de notre tradition fromagère. 

La tradition se cultive contre le progrès, ce n’est qu’au prix de simulacres hasardeux que le Français accepte dans son giron la production des industries modernes. De cet écartèlement naît la complexité de notre intégration au monde extérieur.

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PIZZA ET CULTURE

La pizza est sans aucun doute un des plats les plus consommés sur terre. Si elle est fortement reliée à l’Italie, elle s’intègre sans peine à la plupart des cultures alimentaires sur toute la planète.

Partant, elle est l’objet de toutes sortes de mythes et de représentations qui varient au fil des traditions culinaires et des époques.

Partons à la découverte de la pizza et tirons-en quelques conclusions sur le fonctionnement de l’interculture.

LE PAIN ET L’ASSIETTE

La pizza qui sert de référent à notre imaginaire, c’est la fameuse Margarita, réalisée en 1889 dans des intentions patriotiques avec les trois couleurs du nouveau drapeau italien. C’est donc un mythe récent, pas du tout une tradition millénaire comme bien des plats des cultures mondiales.

La pizza, c’est de la nourriture posée sur du pain. Considérée ainsi, elle s’inscrit naturellement dans toutes les traditions culinaires. En effet, avant le XVIème siècle, l’assiette n’existait pas et il était d’usage, en Europe de verser la soupe et le ragout sur une épaisse tranche de pain rassis (le tranchoir). L’écuelle, c’était quand on n’avait pas de pain.

On mangeait avec ses doigts (la fourchette servait à piquer le morceau dans le plat) et le pain aidait à porter l’aliment à sa bouche. C’est ainsi que mangeait Louis XIV, bien moins raffiné à table qu’on l’eût pensé.

La diffusion de l’assiette et des couverts conduira, peu à peu, à l’abandon de la tranche de pain au profit du pain que l’on trempe dans la sauce (c’est mal élevé, mais c’est bon). Le sandwich est également une réutilisation du pain comme véhicule des aliments. Le hot dog, le hamburger itou.

L’ITALIE ET L’ORIENT

L’Italie est une arête qui traverse la Méditerranée en reliant l’Europe à l’Afrique (on sent Carthage depuis Marsala). A l’ouest c’est l’Occident sujet à tous les bouleversements jusqu’au XVème siècle. A l’est, c’est l’Orient triomphant jusqu’au XVème siècle.

L’Italie n’existe pas. C’est une entité géographique, mais plus une nation depuis l’effondrement de Rome. Au Nord, l’Italie est l’objet de convoitise de l’Europe. Venise est tout sauf italienne. Rome, c’est l’Église avec un grand E. Le sud, c’est le point de passage de toutes les influences. Dans le sud, tout se mélange.

Il va sans dire que le pain est vecteur de culture considérable. Dans le sud, comme dans tout le pourtour méditerranéen, le pain, c’est une galette plate cuite dans un four à bois. Une fois cuite et chaude, on la fourre avec des aliments et des condiments.

Les gens de l’est, de la Grèce au Liban, appellent cela PITA. Cela n’a rien à voir avec le gros pain bistre et rassis du reste de l’Europe qui sert d’assiette pour la soupe. La pita est chaude, c’est une nourriture de l’instant.

Elle arrive en Italie, en Sicile et à Naples. Elle devient vite un ingrédient de cette pita plate sur laquelle on pose les aliments au lieu de la fourrer avec. Et comme tout cela se fait dans un monde où l’on écrit peu et baragouine beaucoup de dialectes, cela devient la pizza.

LA PIZZA VOYAGE

La pizza est donc la signature orientale de la cuisine du sud de l’Italie. A Rome, on parle de pizza, mais c’est autre chose, une grande tarte où la garniture l’emporte sur le pain, que l’on fait rectangulaire et que l’on débite en tranches. C’est d’ailleurs cette version romaine baptisée abusivement comme pizza qui se retrouve en France chez les charcutiers dans les années 50.

Ailleurs en Italie, la pizza n’existe pratiquement pas. Tenter de manger une pizza à Venise ou à Florence vous expose à une galette sèche et malgracieuse qu’on vous sert avec réticence.

Mais le sud de l’Italie est pauvre, si pauvre qu’on est prêt à tout pour le quitter. D’abord, on migre vers le Nord, vers Milan où se créent des communautés napolitaines qui apportent avec elles la pizza. Ce qui fait que la Pizza-birra est le repas habituel des jeunes Milanais.

Mais elle voyage bien plus car elle accompagne les Italiens qui émigrent en Amérique à la recherche de la Terre Promise et d’un emploi. New York et Chicago deviennent les nouvelles patries de la pizza. C’est encore la pizza, mais en l’absence des fours traditionnels de la méditerranée, on la fait comme on peut, dans une grande poêle qui va dans un four américain. La pan pizza ou pizza pie est née.

On est en Amérique, donc on voit grand. Le diamètre et l’épaisseur de la garniture augmentent. La pizza se consomme par parts. On est en Amérique et tout est livrable, tout devient fast. Les grandes pizzas qui se découpent avec une roulette devant la télé en regardant un match et en buvant de la bière, le flingue sur le canapé deviennent l’emblème de la civilisation.

Beaucoup d’Américains sont persuadés que la pizza est une invention 10% USA.

GUERRE ET PIZZA

La pizza se répand partout aux États Unis. On la retrouve même dans les iles du Pacifique. L’ancrage italien de la pizza devient flou et on commence à mettre n’importe quoi sur les pizzas. A commencer par des ananas. Au fond le concept est simple : une couche de pâte sur laquelle on met n’importe quoi.

Les GI américains vont se déployer dans le Pacifique, en Asie, en Europe. Ils apportent des barres chocolatées, des Lucky Strike et des pizzas. Non, ce n’est pas le hamburger qui a voyagé, c’est la pizza.

Chaque pays recycle le concept et l’adapte à sa culture. Mais la pizza est partout. Elle arrive donc en Europe, et en Italie !

En Europe, l’invasion se fait de diverses manières. En France, la référence italienne prédomine. En Allemagne, c’est plutôt une pizza américanisée, épaisse et fortement colorée. Même en Italie elle évolue.

D’un plat régional, elle est devenue l’esperanto culinaire. Tout le monde se sent en sécurité à manger une pizza choisie dans les 72 variétés proposées par les restaurants à des prix toujours modiques.

C’est ainsi qu’au final, on trouve des pizzerias à Venise, des pizzas qui ont dû faire le tour du monde avant d’arriver là. En voyageant, elles se sont diversifiées : allez donc parler de pizza au saumon à un napolitain ! Elles se sont standardisées en empruntant à divers pays des habitudes nouvelles. L’huile piquante appréciée de Français a fini par débarquer en Italie. Elles se sont métissées : à Hanoï, une pizzeria chic sert des pizzas aux sashimis …

CULTURE ET CHAOS

L’exemple de la pizza est très significatif du processus que suivent les cultures pour se développer, se métisser et se réunifier.

Au départ, dans son expression initiale, une culture est le fruit du hasard et de la nécessité. On fait avec ce qu’on a et certains traits se déterminent plutôt que d’autres. Cette culture finit par devenir fortement distinctive et revendiquée.

Puis la culture voyage, c’est le bagage le plus léger et le plus indispensable que le migrant emporte avec lui.

Au contact des autres, une culture peut s’opposer et l’on obtient le racisme, le sectarisme, le communautarisme qui sont tous voués à se ratatiner. A l’opposé, les cultures s’interpénètrent et s’enrichissent mutuellement. Le puriste criera au scandale, mais le mouvement est universel et irréversible. Ce qui était distinctif se fond, se transforme, évolue, s’adapte.

A la fin c’est une identité nouvelle qui prend forme. Cette identité nouvelle est à nouveau parfaitement distinctive et revendicable. On y trouve les traces des sources initiales comme on peut encore lire la pita antique dans la Margarita, on peut aussi lire la Margarita dans les pizzas grillées de Dalat avec de la Vache qui Rit comme fromage et une crêpe de riz comme pâte.

Toutes les cultures sont vouées à alterner des phases de singularité et d’entropie. La singularité, c’est le design, l’entropie c’est l’intégration.

On pourrait espérer que l’Europe soit une pizza, mais ce n’est pas le cas.

EXOTISME ET FILIATION

Un des travers courants dans l’exploration des cultures étrangères est de mettre l’accent sur ce qui est visiblement différent de ce que l’on connaît, de ce que l’on pense être. Nul n’est intéressant s’il n’est pas cannibale !

Cette vision des autres cultures vise à créer un sentiment d’inconfort face à l’étrangeté de l’autre. Cela consiste aussi à attribuer à l’ensemble d’un peuple, d’une culture, d’un groupe, des traits globaux et très réducteurs.

Les Noirs ont le sens du rythme, les Juifs n’aiment que l’argent, les Allemands adorent marcher au pas, etc. Le jeu de la stigmatisation (positive, mais surtout négative) consiste à relever un trait qui peut être vrai en partie, pour en faire une définition en forme de jugement. Des Juifs qui aiment l’argent, oui, on en connaît forcément qui ont fondé de grandes banques, mais il en est aussi beaucoup qui se fichent complètement de l’argent, et il existe plein de communautés qui sont tout autant liées à l’argent (Protestants, Suisses, Chinois, Auvergnats …). Et si certains Allemands aiment marcher au pas, il en est beaucoup qui détestent cela, tout autant que d’autres peuples qui adorent le pas cadencé.

Ces attributs réducteurs conduisent immanquablement au racisme et à la haine. Je déteste ce qui n’est pas comme moi, mais tout aussi bien, ce qui est comme moi m’ennuie profondément.

La réalité est toute autre car elle joue précisément sur cette alternance de spécificité et d’entropie. La spécificité donne le La, l’entropie joue la musique. C’est dans l’intégration et le recyclage des différences que se joue le progrès de l’être humain, le progrès tout court.

Il n’est que de voir comment on se fond dans une nouvelle culture quand on est amené à la côtoyer en profondeur. Il n’y a pas que le métissage des races, il y a aussi celui de la pensée qui se fait par l’observation et la compréhension des causes, des choix et des effets de ce qui constitue les idées, les coutumes et les croyances d’un peuple, d’un groupe social. Il arrive ainsi facilement qu’on découvre des solutions à nos propres questionnements.

La dimension entropique des cultures, sans cesse destinées à se métisser, nous avait conduit, mon ami Udo Reuter et moi à travailler sur la notion de commonground, c’est à dire ce qui fait que, malgré les différences culturelles, la disparité des usages et des décodages, un concept, une marque, un produit trouvent leur place cohérente auprès de publics divers. C’était un peu l’inverse du marketing global actuel qui nivelle les cultures sous des modèles imposés et décontextualisés.

La pizza qui était la bannière de l’identité napolitaine, par son intégration et son métissage, est devenu le trait commun des cultures alimentaires à travers le monde, jusqu’en Italie elle-même.

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LE SUICIDE SYNDICAL

La France est profondément marquée par ses syndicats. Contrairement aux syndicats d’autres pays qui font le lien entre l’économie et la société, les syndicats français sont corporatistes, politiques et opposent des communautés, professionnelles ou non, à l’action politique et économique présumée nuisible par principe.

On me dira que les syndcats patronaux ne sont pas de cette eau, mais je répondrai que les syndicats patronaux n’ont de syndical que le nom, en tous cas en France.

Les syndicats protègent les travailleurs, c’est bien ! Le patronat, sans les syndicats, n’aurait aucun frein pour les exploiter. On a connu cela au XIXème siècle.

Mais les syndicats souffrent d’un mal qui n’est pas seulement français : ils s’opposent par principe à toute évolution, à tout écart de règles établies et qu’ils se refusent obstinément à voir évoluer. Qui a travaillé aux États Unis sait que les syndicats du monde capitaliste sont tout aussi nuisibles à l’évolution, voire au progrès, que les syndicats marxisants d’Europe.

Tout repose sur le fait de se cramponner à ces avantages acquis qui sont la manière polie de parler de privilèges. Ces avantages acquis qui avaient un sens au temps de la machine à vapeur, sont totalement injustifiés à l’époque du TGV.

Les syndicats américains font que mener un projet industriel aux USA est une épreuve incommensurable qui fait s’effondrer tout espoir de productivité. Mais en France le phénomène est d’autant plus grave qu’il est sous-tendu par une idéologie fossilisée et un refus obstiné de la réalité.

La France est célèbre pour ses grèves au point qu’elle est la risée du monde. On ne peut pas voyager en France sans s’interroger sur quelles grèves seront en cours pendant notre séjour. Les industriels étrangers qui veulent s’installer en France y regardent à deux fois et commencent à vraiment préférer des pays plus avenants.

Les grèves pour être mieux payé, travailler moins, partir plus tôt à la retraite, obtenir plus de vacances, plus d’avantages, de privilèges en relation avec un effort moindre sont des démarches parfaitement suicidaires qui affaaiblissent d’autant plus l’économie que les avantages demandés deviennent impossible à financer.

Le patron de la CGT, prototype du meneur fort en gueule d’un autre âge, fait penser à un modèle qui n’eût pas hésité à lui faire visiter le Kamchatka …

Au nom de principes plus ou moins socialistes ou marxistes, les syndicats se font la voix de la classe ouvrière. Pour avoir visité des pays où l’on chante encore les louanges du communisme, je peux vous assurer que la notion de syndicat fait rire (jaune).

Et pendant que le monde des « travailleurs » baguenaude en braillant et brisant les vitrines, d’autres travaillent. Ce sont souvent des immigrés de toutes origines qui ont compris de longue date que pour s’enrichir il faut quand même se donner un peu de peine.

Et notre pays se suicide lentement dans des querelles incessantes entre des gouvernements hors sol et des syndicats congelés dans leur hargne.

Cela fait le lit des mouvements populistes qui promettent de remattre de l’ordre, des populations exaspérées qui rêvent d’en découdre, et des pays qui savent gérer leurs relations sociales et deviennent des concurrents de plus en plus crédible de notre industrie et de nos services.

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ESPÈCES DE RACES

Depuis longtemps déjà, j’avais envie de m’exprimer sur le sujet le plus controversé de l’histoire. Écrire sur le sujet des races me permet d’ordonner mes idées et de fermer hermétiquement les placards de la bêtise malveillante. On pardonnera mes imprécisions car elles ne bafouent pas la réalité et servent mon propos.

Dire que les races n’existent pas,  c’est renier un concept clé de la biologie au nom de principes moraux certes louables, mais aveuglés par le mauvais usage qui a été fait de la notion de race pendant des siècles. La tendance généralisée à l’euphorisation qui sévit à notre époque m’exaspère car ne pas nommer les choses et les phénomènes conduit à les nier, à se défausser de la réalité crue du monde dans lequel nous vivons. Quand j’entend quelqu’un parler « d’une personne en situation de handicap », j’ai toujours envie de sortir ma moulinette à nalphabètes.

Donc, il convient de mettre les choses au point, d’une manière simple et facile à appréhender par le commun des mortels.

Tout d’abord, il y a l’ESPÈCE. Une espèce est un ensemble d’animaux et de végétaux partageant le même ADN, pouvant se reproduire entre eux et présentant de nombreuses similitudes bio et morphologiques. C’est simple et clair. Il existe l’espèce des chiens, des crabes, des carottes et des bonobos (très doués pour la reproduction).

Pour sa part, l’espèce humaine s’est constituée il y a sept millions d’années environ  et s’est tout de suite montrée très apte à s’exterminer.

Au sein des espèces se sont développées des RACES. Cela peut prendre de nombreuses années, mais on s’est aussi rendu compte que des races de lézards pouvaient se développer en quelques années.

Une race, c’est le fruit de l’évolution d’une espèce dans un espace délimité, en fonction de deux facteurs bien connus depuis que Jacques Monod les a décrits : le hasard et la nécessité.

Le hasard, ce sont les infimes variations qui affectent le génome et qui font se modifier très légèrement une espèce, variations qui finissent par se généraliser quand le milieu le permet et qu’elles sont compatibles avec la viabilité de l’espèce. 

La nécessité, ce sont des variations qui sont dues à la meilleure adaptation et donc survie de certains traits morphologiques en fonction du milieu. Les hommes n’ont pas acquis une peau plus ou moins foncée pour s’adapter à la quantité de soleil de leur environnement, ce sont ceux qui avaient la peau la plus foncée qui survivaient mieux sous les soleils tropicaux.

Donc, en suivant ces deux facteurs, des races se sont développées dans toutes les espèces animales ou végétales, constituant des races qui peuvent sembler très différentes les unes des autres. Un pinscher et un leonberg semblent ne pas être de la même race … Et pourtant, en principe, ils peuvent se reproduire entre eux. Car la race n’abolit pas les principes de l’espèce. L’homme partage 99% de ses gènes avec le chimpanzé, mais ce ne sont pas la même espèce et on ne peut pas les faire se reproduire entre eux.

Si l’on considère l’espèce humaine, on constate que cette dernière s’est très rapidement placée au sommet de la chaîne alimentaire et au sommet de l’évolution par le développement d’attributs fondamentaux :

  • la station debout avec le redressement de la colonne vertébrale
  • les mains préhensiles permettant l’usage d’outils
  • la vision binoculaire permettant d’appréhender l’espace
  • une dentition adaptée à une alimentation omnivore
  • Une boite crânienne développée, extensible, permettant le développement du cerveau. 

Ces avantages sont communs à tous les humains et cela depuis que l’espèce humaine existe et qu’elle fut représentée par un petit australopithèque d’à peine un mètre de haut.

Cet ensemble de caractères bio-morphologiques  s’est progressivement affirmé au fil des millions d’années pour aboutir à l’homo sapiens sapiens que nous sommes.

Cependant, au sein de l’espèce humaine se sont développées des races liées aux effets du hasard et de la nécessité. Parmi les différences les plus marquantes, on comptera bien sûr la couleur de la peau, mais aussi la stature qui font se différencier un Massai d’un Bushman. 

Beaucoup d’autres variations existent et prouvent que l’évolution a permis aux hommes de trouver leur équilibre en face du milieu dans lequel ils se trouvaient. Et si l’homme n’avait pas une propension considérable à voyager, ces différences seraient encore plus visibles. Oui, mais l’homme voyage, il a toujours voyagé. Et quand il ne lui prend pas l’idée d’exterminer son prochain parce qu’il ne lui ressemble pas (sport éminemment humain), il a une forte tendance à se marier avec lui. 

Si bien qu’un des traits caractéristiques du développement de l’espèce humaine est son caractère chaotique (théorie du chaos s’entend) :

  • D’un côté, en se trouvant isolé dans un environnement donné, l’humain se développe en application des lois du hasard et de la nécessité, ce qui le fait lentement diverger du modèle original. C’est le principe du feed back positif, du toujours plus de la même chose qui accentue les phénomènes.
  • De l’autre, en se trouvant presque toujours en présence d’autres humains venus d’ailleurs ou découverts au hasard des voyages, l’humain s’hybride, je veux dire se métisse et les traits de l’évolution se mélangent pour le plus grand profit de l’espèce en neutralisant les différences au nom de l’entropie.

Nous avons tous quelque chose de Neandertal ! La race des seigneurs est, par définition une fin de race car les races qui s’isolent en autarcie courent le risque d’un appauvrissement génétique inéluctable. 

L’espèce humaine, en s’étant placé d’emblée au sommet de la chaîne de l’évolution et par le jeu des métissages enrichissant l’espèce tout en l’unifiant, ne présente pas les disparités considérables d’autres espèce comme les papillons ou les chiens. La nécessité de différenciation ne s’est pas autant faite sentir et relève souvent de spécificités liées au hasard. Cela aboutit à un principe simple et clair : aucune race ne saurait dominer et les rencontres entre les races ne sauraient qu’enrichir l’espèce humaine.

Tout ceci nous amène à une question cruciale : la race liée à une religion ou à une appartenance idéologique ou sociale. Pourrait-on imaginer d’envisager de parler d’une race juive, tzigane, d’un homo sovieticus, d’un aryen.

Bah non !

Il existe plus de différences entre un Séfarade et un Ashkénaze qu’entre un Séfarade et un Palestinien musulman, ou un Ashkénaze et un Polonais ou un Allemand chrétiens. Mais la force des croyances, l’antagonisme des singularités culturelles favorisent l’éclosion d’une idée de race fondée sur les seules méfiance et hostilité. Chacun a vécu une ou plusieurs expériences avec des gens qui se sont montrées pour le moins inélégantes, voir peu honnêtes dans leurs affaires. D’apprendre que ces gens sont Juifs conduit à conclure que les Juifs sont âpres au gain. Pas plus, en fait, qu’un Suisse ou un Hollandais pratiquant les même genre d’affaires et sans compter que la grande majorité des Juifs, des Suisses et des Hollandais sont des gens comme tout un chacun, ni meilleurs ni pires. Ces généralisations abusives sont faciles à faire, contagieuses et profondément nuisibles. Elles sont le fondement des réputations et des pires clichés xénophobes parce qu’ils sont relayés par des autorités, des intellectuels et même nos propres voisins.

Même si la morphologie d’une congolaise est plutôt éloignée de celle d’une vietnamienne, que celle d’un bucheron canadien a peu à voir avec celle d’un Papou, la proximité entre ces personnes est biologiquement quasi absolue. Le sens commun a tendance à inférer des caractères intellectuels, moraux et sexuels à l’aspect extérieur des gens parce que le cerveau humain est friand d’analogies. Il est difficile de concevoir que ce qui ne se ressemble pas s’assemble tout aussi bien. Les gènes idéologiques ou religieux sont encore plus difficiles à différencier puis qu’ils n’existent pas.

Cependant, il faut bien admettre que l’homme n’essaie pas de transformer ses idées en biologie. Les religions sont particulièrement fertiles en interdits poussant à l’endogamie et il ne suffit pas de pointer le doigt vers les Juifs très doués en endogamie. Toutes les religions privilégient cette pratique, y compris le communisme qui a substitué au paradis les lendemains qui chantent. Il est en général mal vu qu’on épouse une personne d’une autre religion que soi, même quand on n’est pas croyant.

Il ne fait aucun doute qu’une des caractéristiques de l’homo sapiens est d’avoir voulu transformer des idées en privilèges biologiques pour parvenir aux pires abominations au compte desquelles la colonisation et les génocides.

J’ai parfaitement le droit de préférer les blondes, de ne pas croire en dieu, de ne pas aimer telle ou telle religion, de combattre une idéologie qui me semble contraire à la raison. Ce sont des affaires d’appréciation personnelle, culturelle. Je n’ai aucun droit de me placer comme supérieur à une ethnie au nom de généralisations (les Anglais sont fous … Les Musulmans sont fanatiques …). Je n’ai pas le droit de haïr un peuple pour le fait que ceux qui le gouvernent le font contre mes valeurs. Et de toutes les manières, les idées n’ont rien à voir avec les races.

Pour conclure, il existe bien des races dans l’espèce humaine, mais elles sont extrêmement peu différenciées du fait des avantages évolutifs de l’espèce et de l’enrichissement de cette dernière par les métissages au cours des millénaires. On ne trouvera guère d’humains avec des ailes (sauf les anges), avec de grandes canines (sauf en Valachie), ou avec des nageoires (sur dans les contes de fées).

Les effets de la théorie du chaos se sont de tous temps appliquées à l’espèce humaine : différenciation progressive liée à la confrontation et l’isolement dans des milieux spécifiques alternant par des métissages enrichissants liés aux voyages et migrations. Et pour ceux qui pensent encore que les grands blonds aux yeux bleus sont les seigneurs de ce monde, les phares de l’intelligence et des modèles pour l’humanité, il n’est que de penser à quelques hommes célèbres qui démentent cruellement cette croyance.

Si certaines cultures, religions ou idéologies se préservent de la tendance aux métissages par la proclamation d’une prétendue supériorité, pureté, antériorité, elles ne peuvent que cultiver l’idée pénible de fin de race.

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PREMIERS DE LA CLASSE

Rappelez-vous votre enfance, quand vous alliez à l’école. Il y avait toujours dans la classe un ou deux enfants qui récoltaient invariablement les meilleures notes, qui répondaient juste à tous les coups, qui savaient par coeur toutes les leçons et qui obtenaient sans faillir le prix d’excellence chaque année. De mon temps, vous vous les coltiniez depuis le cours préparatoire jusqu’au passage en sixième, parce que les classes demeuraient à travers les ans.

Pour ma part, il s’appelait M…., il était russe, il était blond, le visage lisse et impeccablement habillé. À six ans avait l’air d’un adulte, et à dix ans, il n’avait pas changé. Il faut dire qu’on le voyait surtout de dos car il était toujours assis au premier rang.

Sûr de sa supériorité, il n’entretenait que très peu de relations avec ses camarades de classe, se méfient avant tout de ceux qui pourraient, par accident, lui ravir sa première place.

Aujourd’hui, dans mon souvenir, il ressemble à une plante hydroponique, poussant hors sol et se développant dans une perfection aseptique.

Derrière lui prospérait une bande de gosses beaucoup moins parfaits. Des qui ne se souvenaient pas forcément de tous les vers de la récitation, des qui rataient la multiplication pourtant facile, des qui faisaient une ou deux fautes à la dictée, des qui chahutaient et se bagarraient dans la cour de récré.

M…. ne partageait aucune de ces faiblesses coupables. Les autres le courtisaient, les bagarreurs, curieusement, l’épargnaient. Il était abstrait.

J’en ai rencontré d’autres au fil de mes études. Efficace, instruits, suffisants et parfaitement adaptés au programme, ils deviennent plus sociables, mais ne fréquentent que de loin, de manière utile sans empathie. Ils sont calibrés pour de grandes écoles, puis de grandes fonctions qu’ils rempliront appliquant scrupuleusement les règles et les méthodes qu’ils ont apprises par coeur, en résolvant chaque problème selon la procédure sans jamais s’en écarter. Ils pensent comme des wagons. Leur capacité à être premiers de la classe les prédestine à se retrouver premiers de cordée.

Pour ma part et à l’instar d’un certain nombre de garnements, Nous n’accédions aux meilleures classes qu’occasionnellement. Nous séchions devant les problèmes et oubliions souvent un vers dans les poèmes d’Albert Samain. Nous avions nos bandes dans la cour de récré, promptes à quelques bagarres. Loin d’être des cancres, pas même membres du troupeau de ceux qui ramaient désespérément pour passer les classes, nous étions les champions du Assez Bien. Nous aimions aussi nous écarter des chemins tracés, poser les questions gênantes, nous ennuyer à apprendre par coeur mille trucs ennuyeux. Pour nous, l’avenir n’était pas tracé, l’idée d’une grande école et d’une haute fonction n’était pas notre azimut. 

Parvenus dans les études, nous naviguions à vue, changeant souvent de cap. N’aimant pas penser comme tout le monde, nous nous enflammons pour les idées dissidentes. Notre soupe intellectuelle contenait beaucoup de grumeaux et de saveurs inattendues.  

Réussir, pour nous, n’était qu’un espoir incertain et difficile à définir. Parfois, pour des raisons difficiles à cerner, le succès nous tombait dessus par surprise. Et comme nous musardions dans toutes les directions, nous avions bien des chances de le rencontrer et, si nous avions la clairvoyance de le voir arriver, de réussir aussi bien que les premiers de la classe.

Bien entendu, les premiers de la classe et les gens comme nous (je ne sais pas comment nous qualifier), nous rencontrions.

La confrontation n’était pas toujours fructueuse. Dans bien des cas, les premiers de la classe méprisaient ces gens à la pensée désordonnée, ignorants des détails et des règles subtiles du monde. Mais il arrivait aussi souvent que les premiers de la classe fussent fascinés par ces gens qui pensaient en dehors des règles établies. Notre exotisme intellectuel leur ouvrait des horizons insoupçonnés. Ils nous traitaient comme le roi son fou, très intéressant, mais pas très sérieux. Bon nombre, aussi, recyclaient nos talents pour se les approprier car, dans leur grande supériorité, l’honnêteté n’est pas forcément dans l’horizon.

Les premiers de la classe sont des gens qui, par leur conformisme, leur capacité d’engranger des masses de connaissance sans jamais avoir eu le besoin de créer, d’imaginer, d’improviser, finissent par se retrouver aux plus hautes fonctions. Ils y remplacent des gens qui, en d’autres temps, étaient parvenus à ces fonctions de par leurs actes, leur audace, l’originalité de leur pensée, leur courage, et aussi leur perversité. Les premiers de la classe sont au sommet pour n’avoir jamais dérogé, les autres y sont pour exactement l’inverse.

L’exercice des plus hautes fonctions par l’un ou l’autre de ces deux types de personne est radicalement différent. Dire que l’un est meilleur que l’autre est peu pertinent. 

Un premier de la classe (parfaitement assumé) comme Macron est incapable de gérer une crise sans nous abreuver de mensonges tellement grossiers qu’on s’interroge sur sa compétence. Il est amené à mentir car il ne sait pas anticiper, improviser, diverger. Mais De Gaulle, comme Mitterrand, nous ont gratifiés d’énorme bobards et, par leur pensée divergente, n’ont pas été loin de ruiner le pays. Mais ces deux-là sont entrés dans la mythologie de la démocratie. Macron, comme ses deux prédécesseurs, aussi ternes et sans vision, seront simplement archivés. 

Quand Mitterrand ou Chirac mentaient, c’était avec une sorte de génie de l’illusion, un cynisme qui n’avait rien à faire de la réalité. Le mensonge était une part de la rhétorique politique. Lorsque Macron ment, c’est pour se prémunir de son impéritie. La réalité ne tarde jamais à le rattraper. Le premier de la classe n’est pas équipé pour le macchiavélisme.

Dans un temps de crise, la grande faiblesse du premier de la classe devient criante. D’autant plus qu’il s’entoure par nécessité de gens comme lui, mais en moins bien, car le premier de la classe ne supporte pas qu’on puisse lui faire de l’ombre. Par manque d’imagination, s’il lui vient à l’idée de s’entourer de gens de l’autre catégorie, il n’a que peu de moyens réels pour départager les génies des charlatans. 

Le pays est, hélas, condamné à confier sa destinée à des premiers de la classe qui gouvernent comme des comptables. Les leaders alternatifs n’ont plus aucune chance de prendre pied dans un monde qui s’est enfoncé dans le nivelage des médias, de la bien-pensance, de la conformité, d’un langage euphémisé et analphabète, d’un sécuritarisme effréné et phobique. Et cette pensée finit par montrer ses limites, son ennui, son impuissance, ce qui risque bien d’ouvrir la porte à des pensées aussi claironnantes que néfastes, mais qui promettent de nous délivrer de l’ennui. Dans le registre du renversement des polarités, les premiers de la classe risque bien d’ouvrir la route à des cancres.

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PATRIOTISME ET NATIONALISME

Ces deux termes sont souvent confondus et conspués par la plupart des intellectuels. Pour avoir fréquenté trente cinq pays, je ne me sens ni patriote, ni nationaliste, puisque je ne refuserais jamais de passer les dernières années de ma vie dans des pays aimés tels que le Vietnam ou la Grèce. La France est une bonne option aussi car je la connais bien et qu’elle est loin d’être le pire pays du monde.

Pour autant, je ne me sens pas le coeur de mourir pour un pays, je préférerais bien me sacrifier pour des idées, n’en déplaise à Georges Brassens qui regretta longtemps sa chanson malencontreuse. Il faut dire qu’à l’époque, les idées avaient des relents de dogmatisme et de totalitarisme.

Mais si on me le demandait, si le choix m’était imposé, je préférerais à coup sûr d’être patriote plutôt que nationaliste. Mais pourquoi donc ?

Le patriote aime son pays (« Amour sacré de la Patrie-i-e ! »). Le patriote tient à protéger son pays, ses valeurs, sa culture. Pour le patriote, la patrie est une ultime extension de sa famille. Dans son esprit, qui aime son pays y est bienvenu (love it or leave it). Cela peut sembler excessif, mais, il n’existe pas dans le concept de patriotisme d’exclusive qui conduirait à détester quelqu’un qui ne menacerait pas cette idée de patrie/famille.

À Hanoï, la victoire d’une coupe de football (championnat d’Asie ?) a engendré d’immenses manifestations à moto hérissées de drapeaux; il en faut peu pour que les Vietnamiens s’enthousiasment pour un exploit national. 

Mais cela va un peu plus loin, les Vietnamiens s’unissent et se mobilisent pour faire triompher leur pays des adversités, par exemple la pandémie de COVID-19. C’est bien l’inverse en France où des hordes d’imbéciles défilent au nom de leur liberté sans se préoccuper un instant de l’intérêt du pays, de leurs prochains, de leur propre existence.

À la notion de patriotisme, il convient d’opposer celle de nationalisme. Le nationalisme se marie parfois au socialisme, pour le pire et l’abomination. Alors que le patriotisme est centripète, le nationalisme est centrifuge. La préférence nationale justifie tous les rejets, toutes les haines, tous les agissements criminels. 

C’est au nom du nationalisme que sont nés l’antisémitisme, le colonialisme et tous les racismes. Le nationalisme, nanti de son idée de préférence, de supériorité et d’expansion de la nation. Le nationalisme prône la supériorité  de ceux qui le professent au détriment de tous ceux qui ne sont pas de la même nation (race, ethnie, religion, idéologie). 

Les Romains étaient extrêmement patriotes et à ce titre absorbaient dans l’idée de Rome toutes les cultures qu’ils côtoyaient tout en les romanisant. Les Gallo-Romains n’eurent pas à s’en plaindre. Ils se perdirent à se diluer à laisser leur propre culture perdre son sens, en se disséminant dans leur immensité. Il n’empêche que Rome a survécu jusqu’au XVième siècle à Constantinople et encore plus longtemps dans le Saint Empire Romain Germanique.

Hitler aurait bien voulu être un empereur conquérant, mais en éliminant les peuples et les cultures au nom d’une supériorité aryenne fondée sur la folie et l’ignorance, il a conduit le monde jusqu’en enfer. Tous les états qui se sont construits comme supérieurs aux autres ont fini (ou finiront) dans l’opprobre et la déchéance après avoir semé la mort et la dévastation. Napoléon était-il patriote ou nationaliste ?

Tout serait simple si le patriotisme et le nationalisme s’excluaient avec évidence, mais ce n’est pas le cas. Vichy fut le terrain d’une coupable confusion en parlant de patrie quand il s’agissait d’une immonde collaboration contraire à l’idée de patrie et nourrie de haine xénophobe contre les juifs et toutes les minorités.

Les nationalistes les plus haineux s’emparent du patriotisme pour capter l’adhésion de gens sincères à la tolérance chancelante. Les excès et exactions faites au nom d’un Islam dévoyé favorisent le développement d’une haine nationaliste au nom de la patrie. Les populismes de droite et de gauche font jeu commun pour brouiller les idées. L’Europe s’est construite sous les auspices délétères d’une patrie aux contours mouvants et mal définis et du développement de nationalismes provinciaux à la malveillance idiote. Trump et Poutine ont sévi et continuent de sévir sur la même confusion qui dévoie l’idée de patrie au nom d’une supériorité nationale de mauvais aloi « Make America great again ».

Je ne me sens ni patriote, ni nationaliste, mais il m’arrive quand même d’aimer la France, d’aimer être Français, pour tout le bien que je peux faire, pour tout ce que la France a de si beau qu’elle enchante le monde. Donc, malgré que j’en aie, je suis un patriote au fond de mon coeur.

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LA MESURE DE L’HOMME

Si Dieu a créé l’homme a son image, on peut être en droit de penser que Dieu manque singulièrement de capacités tant l’homme en est si dépourvu. Mais si l’on admet que Dieu est à la mesure de toute chose, alors on considèrera que Dieu n’était pas pressé de créer l’homme puisque celui-ci n’apparaît que dans les dernières lignes du grand roman de l’univers et l’on a toutes les raisons de croire qu’il ne sera plus présent dans les tomes suivants.

Non, l’homme n’est grand qu’en comparaison avec lui-même, et encore.

Tout d’abord, il n’occupera vraisemblablement que quelques millions des milliards d’années de l’univers, sans compter les multivers. Un éclair fugace dans une journée ordinaire. Le temps d’un battement de cils du grand barbu.

Dans l’espace, l’homme n’est pas plus présent, voire moins puis qu’il n’est qu’un grain de poussière sur ce grain de poussière qu’est le système solaire. Et il n’est même pas imaginable qu’il puisse un jour atteindre la galaxie voisine située à une existence de l’humanité entière de distance comptée à la vitesse de la lumière, elle-même inatteignable.

Imaginons que des extraterrestres entreprennent de nous rendre visite, il faudra qu’ils visent juste pour atteindre ce grain de poussière qui n’existe que le temps d’un battement de cils.

Et si l’homme se mesure à son propre environnement, il n’est pas beaucoup mieux loti.

Il ne perçoit qu’une faible partie du spectre lumineux située entre l’infrarouge (un ensemble de couleurs qui sont invisibles, mais qui sont propres à le faire cuire) et l’ultraviolet (un ensemble de couleurs qui sont invisibles, mais qui le brûlent tout aussi bien). Autant dire qu’il n’y voit pas grand-chose et qu’une grande partie des phénomènes naturels et célestes échappent à ses yeux.

L’homme n’entend pas mieux. Il ne perçoit les infrasons que parce que ces derniers font trembler les murs, et il n’entend pas plus les ultrasons, même si ces derniers perturbent son équilibre. En d’autres termes, il n’entend, au mieux qu’entre 20 et 20 000 hertz. Tout le reste est hors de sa mesure.

L’homme ne peut saisir que ce qui est à sa mesure. Ce qui est trop petit lui échappe, moins d’un centième de millimètre et c’est invisible. Le micron, l’angström sont bien trop petits pour lui alors que s’y concentre une grande part de son univers. Quant à l’infiniment grand, il s’y perd assurément, déjà qu’il a passé des milliers d’années à ne pas savoir que la terre était plate (non, ronde, enfin c’est ce qu’on dit).

Mai même à pouvoir percevoir ce qui est à sa mesure, l’homme est incapable de percevoir à quel point la matière est faite de vide (99,9%). N’étaient les forces qui régissent la matière, nous devrions pouvoir passer à travers les uns les autres, sans qu’aucun de nos atomes ne se touche. Mais non, le pouvoir séparateur de notre perception nous en empêche.

De même, nous ne pouvons percevoir ce qui va trop vite, trop lentement, qui n’est pas fait de particules concevables par nos sens gourds. Les neutrinos qui passent leur temps à nous traverser en masse, la matière noire qui occuperait plus d’un quart de l’univers, existent sans que nous en ayons le moindre sens.

Nous ne pouvons concevoir que quatre dimensions. Et parmi ces dimensions, il en est une qui nous impose son déroulement sans aucune chance de revenir en arrière, alors que la physique quantique nous parle de multivers et d’intrications prouvant que rien n’est comme on croit que c’est. Non seulement nos sens nous trompent, mais nos connaissances et nos convictions aussi.

Nous avons bien-sûr construit des instruments qui nous servent de béquilles et de bésicles pour mieux y voir dans cet univers qui n’est pas à notre mesure. Ainsi, on voit plus loin, plus petit, plus fin, plus global. Mais tout cela ne fait que reculer les limites de notre myopie pour buter sur les prochaines limites.

On ne voit pas au-delà du big bang, on ne voit pas l’âme, on n’est même pas sûr qu’il y en ait une. On ne conçoit pas la mort et on ne connaît la vie qu’à notre mesure.

Et nous nous moquons des fourmis et des pucerons alors que nous nous entretuons pour un Dieu à notre image.

Et si vous ne voyez pas à quel point cette théorie est destinée à avoir des conséquences terribles, lisez mon dernier roman aux implications apocalyptiques :

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SUR L’ADOPTION ET SES VICISSITUDES

L’adoption est devenue, depuis la fin du vingtième siècle, une activité hautement valorisée, une sorte de solution à la dénatalité occidentale face à la misère d’un monde surpeuplé. D’innombrables couples du monde développé se sont précipités dans le monde pas développé pour y trouver des enfants. Regardons-y de plus près parce qu’il semble, aujourd’hui, que cette pratique tant louée, n’a pas eu que des conséquences heureuses.

Après de nombreuses années pendant lesquelles l’adoption (essentiellement internationale) s’est trouvée hautement valorisée, il semble que l’on se réveille avec une certaine gueule de bois, maintenant que les enfants adoptés parlent de leur expérience, de leur point de vue.

Comme j’ai occupé les deux positions d’enfant adopté et de parent adoptant, mon expérience et mon analyse peuvent être utiles.

RETOUR EN 1951

Ma mère adoptive était une toute petite femme très énergique et percluse de rhumatismes. C’était une célibataire endurcie qui avait toujours eu le « désir d’enfant » sans jamais avoir consenti à partager sa vie avec un homme. Elle avait quarante ans quand on lui proposa de m’adopter.  Il existait à cette époque des réseaux d’adoptions dont le but principal était de se débarrasser des bébés accidentellement produits par de riches hommes peu prudents. Je lus, plus tard, dans les « mémoires » de mon père biologique que « c’était comme ça qu’on faisait ».

C’est ainsi que je me retrouvai le fils d’une femme de quarante ans vivant dans un minuscule appartement avec sa propre mère, une ancienne femme de service dans les écoles.

Pour la bonne forme, on m’attribua un « tuteur ad hoc », un homme un peu simplet dont la femme passa une grande partie de mon enfance à me faire détester ma mère adoptive.

La famille de ma mère adoptive, un ensemble de rustres brutaux, ne cessa jamais de lui reprocher mon adoption, me rappelant à l’occasion que je n’étais pas « de leur sang ».

Chaque année de mon enfance, à l’école, je dus répondre à la question lancinante des autres gamins : « Pourquoi t’as pas de père ? »

Ma mère m’avait caché avec soin l’identité de mes parents biologiques. Ma grand-mère, quand elle ne me traitait de « peau de lapin de sale Polac », me glissait dans l’oreille que mon père était un ingénieur très riche et fort méchant. Ce n’est qu’à l’âge de quatorze ans que, forçant un tiroir mystérieux, je découvris que mes grands-parents biologiques étaient ces gens très gentils chez qui nous allions diner une fois par mois et qui m’offraient des cadeaux extraordinaires à Noël.

Ce fut le point de départ d’une crise d’identité considérable qui se soldat par un conflit ouvert et violent avec ma mère adoptive. Il fallut près de trois ans pour que, aidé par la femme de mon père biologique, qui avait découvert mon existence et exigé qu’on prit enfin soin de moi, je renoue avec ma mère adoptive et prenne la mesure de ses sacrifices. Cet apaisement allait de soi quand les enjeux de l’adoption cessaient d’avoir cours, je ne me trouvais plus dans une situation contradictoire puisque les deux univers familiaux fusionnaient. Souvenir de ma mère adoptive discutant avec mon père biologique sur un banc de Brighton, avant que je ne me marie.

Je compris le sens de l’adoption et des problèmes qu’elle pose à un enfant qui voit bien qu’il a été coupé de ses origines, sans même pouvoir se faire une idée de ce qu’elles étaient vraiment. Partagé entre le ressentiment pour une famille adoptive honnie et la rancune pour une famille biologique inconséquente.

PASSAGE PAR 1995, 2003, 2008, 2018 …

Et pourtant, par une sorte d’atavisme, poussé par l’impossibilité d’avoir des enfants, ma femme et moi décidâmes d’adopter à notre tour. Pas un bébé, mais notre fantasme d’une petite fille de deux ans avec une frange brune sur le front. Donc Vietnam !

Toute adoption passe par une grossesse administrative qui consiste à de voir s’expliquer devant toutes sortes d’instances sociales, médicales, psychologiques, administratives, économiques. Certaines d’une malveillance consommée car l’adoption y est fort mal considérée. A l’une d’elle, la psychologue de service, qui me demandait pour l’énième fois à quoi devait ressembler l’enfant que nous cherchions, je répondis « rouge avec un toit ouvrant ».

Nous partîmes au Vietnam et, au lieu de nous agglutiner avec les autres adoptants français vitupérant le pays, sa misère en 1995, son climat, l’administration locale, la nourriture, dans des hôtels misérables empli des pleurs des bébés, dans une atmosphère de Ricard et de belote, nous décidâmes de faire connaissance avec le pays et les Vietnamiens. Et ce furent les Vietnamiens, après nous avoir observés, étudiés, sondés, qui nous proposèrent d’adopter une petite fille de deux ans aux cheveux en pétard.

Les procédures d’adoption au Vietnam, à cette époque étaient les suivantes. Les hôpitaux avec des maternités donnaient pour adoption tous les enfants non désirés. Il suffisait que la mère signe un document d’abandon. On mettait un X à la place du nom du père. Tout cela se passait par l’intermédiaire d’associations installées en France. Ces associations devaient gérer une demande considérable et acceptaient en regardant ailleurs, des bébés provenant des provinces avec deux X sur la fiche de naissance. On sait aujourd’hui que beaucoup de ces enfants étaient arrachés sans scrupule ni indemnités (ou si peu) à des paysannes pauvres de villages lointains. Les adoptants ne s’en plaignaient pas car ils ne voulaient rien savoir de la famille biologique de leurs bébés. Dès que les formalités étaient achevées, ils se précipitaient dans les avions dont la cabine était traversée de nombreux hamacs pour les bébés hurlants qu’on emmenait en France. Des centaines, voire des milliers par an.

Les Américains étaient encore plus organisés, un couple que nous avions rencontré nous montra la photo du bébé qu’ils allaient avoir sur un catalogue avec descriptifs et tarifs en dollars.

Tout ceci me troublait énormément car le « désir d’enfant » de ces gens n’était pas différent de l’envie d’une poupée dont on ne veut pas savoir par qui et comment elle a été fabriquée. Et je soupçonnais que ces enfants devraient faire le deuil de leurs origines dans des familles qui n’auraient de cesse d’essayer de gommer leur singularité.

Pour notre part, nous étions aussi mus par ce terrible « désir d’enfant ». Mais les circonstances en décidèrent autrement. Au lieu de ne rester qu’une quinzaine de jours à Hanoï, nous y restâmes près de quatre mois. Et durant ces quatre mois, nous fûmes adoptés nous-mêmes par nos amis vietnamiens, de la comptable de l’hôtel à la directrice d’orphelinat. Nous passâmes un temps infini dans l’orphelinat à nous occuper des enfants. Nous rencontrâmes la mère de notre petite fille avec laquelle ma femme sortait presque tous les jours une fois que je fus rentré en France. La mère affirma à ma femme qu’elle nous avait aussi choisis parce qu’elles avaient toutes les deux le même anniversaire et le même signe du zodiac asiatique.

Mais ce qui eut le plus d’influence, ce fut la sœur de notre petite fille, une gamine de six ans qui commença par nous détester, disant à sa cadette que nous n’étions pas ses parents. Nous essayâmes de l’adopter en même temps que sa sœur, mais l’administration française s’y opposa avec toute la force de sa bêtise.

Après notre retour en France, la fille de la directrice de l’orphelinat vint s’installer chez nous. Elle finit par épouser mon neveu, le petit fils de ma mère biologique que j’avais fini par rencontrer à l’âge de 58 ans…  La mère de ce neveu, ma sœur, m’avait retrouvé quinze ans plus tôt pour connaître enfin ce frère disparu qu’on avait arraché à sa mère.

Après une seconde grossesse administrative, je retournai au Vietnam chercher la grande sœur qui avait huit ans en arrivant en France. Pendant ce séjour de plus de deux mois, je vécus entre l’orphelinat et la maison de sa directrice. La gamine ne me quittait jamais et me secouait les puces quand je ne réagissais pas assez vite aux mystères de l’administration locale. Et bien entendu, au fameux « désir d’enfant », s’était substitué un projet commun, une aventure vécue ensemble.

Mais une fois en France, la petite fille ne cessa pas de penser à ses parents, surtout à sa mère.

Pendant des mois, elle déroba tout l’argent qu’elle pouvait dans le but de l’envoyer à sa mère qui était « très pauvre et très malade ». Et année après année, elle ne cessera jamais de penser à sa mère biologique, décidant, in fine, de nous appeler par nos prénoms.

Je suis retourné souvent au Vietnam, deux fois avec ma grande fille et, chaque fois nous avons rencontré sa mère et, même toute la famille.

ET MAINTENANT …

Malgré tout, parvenues à leur adolescence, les deux filles, chacune à sa manière, ont fortement mis en question leur adoption en prenant avec nous des distances qui nous disaient plus ou moins implicitement « vous n’êtes pas nos vrais parents ».

Il faut dire que, toute leur enfance, étant asiatiques, elles furent en butte aux réflexions des autres enfants qui voyaient bien que nous n’étions pas des « Chinois » comme elles. Ainsi, tout leur environnement leur affirmait qu’elles n’étaient pas comme les autres, que nous étions des parents pour le moins bizarres.

Toutes les deux, tout comme moi-même en mon temps, sont partagées entre l’idée de leur famille biologique et leur perception de leur famille adoptive, ce qui justifie, au bout du temps une pruise de distance pour mieux juger, mieux se construire. Aucun des deux monde ne saurait répondre à leurs questions essentielles.

Puis la plus grande m’appela un jour, pour me demander comment on écrivait 1997 en chiffres romains. Pas facile ! Une semaine plus tard, elle vint nous voir et j’aperçut qu’elle s’était fait tatouer la date de son arrivée en France, en chiffres romains, bien en vue sur le haut de sa poitrine. On lui posa la question, elle répondit que sans cela, elle serait morte.

Puis la famille se scella encore un peu plus quand elle eut son propre bébé, notre petit-fils qu’elle tient, maintenant qu’il a quatre ans, à nous confier en se moquant de notre maladresse.

Grace aux moyens informatiques, sa mère biologique aussi a vu son petit-fils. Et à chaque fois que je peux le dire, j’affirme que si ce petit garçon est si beau et intelligent, c’est qu’il tient cela de moi…

Aujourd’hui, l’adoption d’enfants au Vietnam par les Français s’est énormément réduite. Beaucoup d’enfants adoptés aux Vietnam découvrent les ombres de leurs origines et en souffrent énormément, au point de décider de retourner dans leur beau pays. Ce faisant, les Vietnamiens ont décider d’adopter les enfants abandonnés dans leur propre pays. Il y a fort à parier que les abus des années 90 n’ont plus court.

Pour ma part, si j’ai adopté deux enfants au Vietnam, c’est le Vietnam qui m’a adopté.

LES PARADIGMES DE LA PARENTALITÉ

Adopter n’est pas un acte innocent. C’est inéluctablement placer un enfant entre deux réalités contradictoires qui finiront forcément par s’affronter dans son esprit.

J’abomine cette expression « désir d’enfant » qui relève d’un égoïsme qui, pour être innocent, ne prend pas en compte le fait que nos enfants ne nous appartiennent pas, c’est nous qui devons tout à nos enfants, que nous le voulions ou non. Tout, je veux dire tout ce qui constitue un environnement qu’ils peuvent appréhender sans entrer en conflit avec eux-mêmes. Nous ne sommes pas esclaves de nos enfants, nous sommes seulement responsables du devoir de vérité à leur égard ainsi que de celui de leur procurer l’intégralité de ce que la nature exige de nous.

Nous n’avons pas totalement réussi à éliminer cette charge bipolaire, que j’avais tant ressenti, chez nos propres enfants, mais nous ne leur avons rien caché ni volé de leur intégrité.

Ce « désir d’enfant » que l’on retrouve aujourd’hui dans les débats sur la GPA ou l’adoption par des couples homosexuels m’inspire des sentiments ambivalents. La question n’est absolument pas d’ordre moral, on l’aura compris. L’évolution de notre culture nous permet enfin de considérer que le couple hétérosexuel n’est pas le seul à offrir le meilleur à son enfant. La GPA n’a rien de critiquable quand elle permet à une mère de devenir mère. Mais, comme dans le cas des enfants adoptés dont j’espère avoir mis en lumière les conflits qui se développent inéluctablement en eux, il est question, à mes yeux, de mettre au premier plan les implications de ces procédures dans l’esprit des enfants, en eux et entre eux.

Cela nous amène à considérer le paradigme de la parentalité et son évolution.

L’ensemble des débats sur la famille repose sur le concept de famille nucléaire (père, mère, kid) qui est né avec les congés payés (le moment où la famille se concentre sur son lieu de vacances). Il prend corps dans les années cinquante (avec la voiture et la table familiale où s’invite la télé. Il sert de fondement au cinéma américain qui insiste sur le fait que la rupture de ce modèle produit des monstres. Puis, Truffaut le dynamite dans les 400 coups.

Avant cela, la famille nucléaire est un mythe. La famille bourgeoise qui singe l’aristocratie, a tendance à se dissocier, les enfants étant relégués ailleurs aux bons soins d’une bonne, d’une nourrice, d’un précepteur, voire d’un autre membre de la famille. On les voit à l’occasion et on exige d’eux le silence, la discrétion et les bonnes manières. On les envoie dans des internats pour se défausser de leur éducation. Les revendications familiales portées par l’extrême droite (Travail, Famille, Patrie) sont des manifestations rancies de préjugés sans fondements historiques.

La famille nucléaire ne tient que jusque dans les années soixante-dix, quand la notion de divorce cesse d’être stigmatisante. Être un enfant de divorcés devient parfaitement courant, voire avantageux, même si, dans bien des cas, l’enfant de divorcés est dans le même entre-deux que l’enfant adopté.

Désormais, la famille nucléaire n’est plus qu’un avatar un rien vieillot de la famille. Donc, pourquoi ne pas admettre toutes les configurations possibles, du moment que l’enfant y trouve sa place, pour lui-même et dans ses représentations sociales ?

Et si l’on en revient à l’adoption, on se rend compte que cette dernière ne s’apparente à aucun des modèles familiaux, puisqu’elle place l’enfant entre deux réalités, sur un pont fragile risquant de s’effondrer. Masquer les origines ne peut que contribuer à cet effondrement. Mais, ne rien cacher, garder les deux mondes en lumière n’est pas non plus sans risque.

Si l’on a fait la part belle au statut de l’adoption, le statut de l’adopté n’existe toujours pas et c’est peut-être ce qui sert de point de départ au malaise de tant d’enfants adoptés devenus des adultes.

Pour en savoir plus :

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L’Ukraine, les Cosaques et Poutine

Parmi les noms que j’ai portés, il y a celui de Bedrjczuk, celui de ma mère biologique… On peut aussi l’écrire Bedritchouk, comme Bondartchouk. Un nom tellement ukrainien qu’un jour, alors que je contactai un officiel ukrainien en vue d’adopter dans son pays, il me répondit que j’avais d’office la nationalité ukrainienne. Autant dire que je me sens quelques affinités avec ce pays. Si je n’ai pas démesurément les traits d’un Ukrainien, ma soeur, elle semblait tout droit sortie d’un film des grandes plaines. De plus elle adorait les chevaux et avait le caractère bien trempé de ce peuple.

Il faut dire que le terme d’Ukraine (qui signifie en gros « bordure, marche « ) a été forgé pour définir ce pays aux formes mouvantes s’il en est.

Les Ukrainiens, ce sont de Vikings, des Tatars, des Mongols, des Lithuaniens, des Moldaves et des Polonais et, bien sûr des Russes et des Biélorusses. Vous secouez bien et vous obtenez des Cosaques.

Je suis donc un descendant de Cosaque, à moins que je ne sois un Polonais allié aux Lithuaniens. Mais mon matronyme me porte à l’Est.

Les Cosaques, ce sont des gens charmants qui naissent, vivent et meurent à cheval en portant des toques en fourrure de loup. 

Cauchemar des envahisseurs, ils ont chassé les Mongols, les Turcs et tout ce qui entrait dans le pays sans y avoir été invités.

Napoléon (enfin sa grande armée) en firent l’expérience quand ils les harcelèrent pendant toute la retraite de Russie jusqu’à en décimer les neuf dixième.

Les communistes en firent l’expérience également durant de longues années après la révolution d’octobre. Les Cosaques étant de fervents orthodoxes et parfaitement étanches à l’idée d’ »internationale ».

Les nazis crurent se les allier misant sur leur caractère violemment anti-communiste (et ouvent antisémite), mais ils ne tardèrent pas  à devenir la cible de ces combattants ombrageux qui contribuèrent très largement à leur défaite. Un Cosaque, ça n’aime pas qu’un étranger s’installe sur ses terres.

La Russie prétend que l’Ukraine est une de ses provinces, alors que l’Histoire nous apprend qu’elle fut d’abord une province du royaume de Kiev. Et cela, un Cosaque ne saurait l’oublier. Ce n’est que par un revers de l’Histoire que la Moscovie s’empara du royaume de Kiev et renverse la lecture de l’Histoire.

Il faut dire que l’Ukraine, à l’instar de la Pologne, est un pays aux frontières terriblement mouvantes et élastiques. Tellement mouvantes qu’Alfred Jarry a pu faire s’exclamer le père Ubu : « Vive la Pologne, car s’il n’ y avait pas de polonais, il n’y aurait pas de Pologne ! ». L’Ukraine a d’ailleurs été un long moment, une province de Pologne avant de se faire digérer par la Russie et ressortir bien vivante à l’effondrement de l’URSS.

Quand Poutine revendique des morceaux entiers de l’Ukraine, l’Histoire ne peut lui donner complètement tort : des parties entières de l’Ukraine ont bien été des morceaux de Russie. Mais le couloir de Dantzig a bien appartenu à la Prusse et le Piémont fut un temps français. Venise devrait aussi appartenir à l’Autriche ou à la Croatie. La carte du monde est faite de pays dont les contours n’ont jamais plus que deux ou trois cents ans. Et il est convenu de ne plus y revenir pour ne pas ranimer les guerres territoriales qui ont divisé le monde depuis son commencement.

En mettant les pieds en Ukraine, Poutine a commis l’irréparable. Il a déployé son immense armée à la motivation incertaine, dans un pays farouchement attaché à son identité. Car, même si l’Ukraine est divisée entre une partie occidentale très européenne et une partie orientale russophile, mais aussi plus asiatique, le peuple ukrainien est avant tout farouchement attaché à sa nation. La Crimée, presqu’île massivement occupée par les Russes, a pu être amputée sans coup férir. Mais il n’en est pas de même quand des troupes pénètrent dans le pays et s’y livrent à des exactions inqualifiables et dont oserait presque parler comme d’un génocide. Une mauvaise armée ne peut se comporter que comme de mauvais soldats.