Les Dupuy, c’était cette famille extrêmement policée qui habitait sur le même palier que nous dans notre immeuble de Neuilly. Alors que ma famille était bruyante, rigolarde, s’engueulait avec bruit, faisait la fête et déversait dans tout l’immeuble les échos de soirées animée, rien de plus que des murmures et des sourires aimables émanaient de chez les Dupuy qui nous fréquentaient comme un mal nécessaire et que je tenais pour l’antichambre de l’ennui. Leurs enfants semblaient avoir été dessinés par Botticelli, les rencontrer c’était visiter les Offices. En ce début des années 70, ils semblaient écrits par Chateaubriand et moi je fréquentais la faculté de Nanterre, complexe universitaire.
Ce fut donc la mort dans l’âme que je fus prié d’aller rencontrer Ernest Dupuy pour qu’il me conseille dans ma quête d’un emploi. Il me reçut dans un bureau anonyme d’une banlieue triste. Il me demanda de lui expliquer ma situation, puis me parla pendant deux heures. Finalement, il me demanda ce que je faisais la semaine suivante. C’est ainsi que je partis avec lui pendant des années à lui servir d’assistant dans des stages de formation aux relations humaines et commerciales. Cet homme délicat, au regard bleu et au verbe précis et élégant, prenait un plaisir certain à entraîner le petit personnel des grandes entreprises à résister aux abus de pouvoir et mesquineries de cadres certains de leur pouvoir. Quant aux cadres, surtout quand ils étaient imbus de leur pouvoir, ils les poussait dans leurs pires retranchements afin de leur faire prendre conscience des inconvénients d’être un mauvais chef. Pour parachever le traitement, il emmenait les plus robustes en forêt et leur mettait une hache dans les mains pour qu’ils s’essaient à abattre quelques arbres morts. L’épreuve tournait facilement à la leçon de vie.
Pendant de nombreuses années, Ernest m’invita à aller avec lui à Richemont, sa propriété du Poitou où nous vivions seuls dans une grande maison froide et partions marcher interminablement dans la campagne en refaisant le monde. Nous croisions parfois un paysan du coin qui engageait la conversation et nous invitait à boire la goutte chez lui. Une fois repartis, Ernest m’expliquait pourquoi le paysan ne m’avait ni salué ni adressé la parole : « tu n’as pas de parent au cimetière d’ici, tu n’es personne ».
La famille d’Ernest, celle de Ghislaine son épouse douce et inflexible, était une icône de l’Ancien Régime. La grand-mère, « Maman Billette », qui distribuait à tout un chacun des images de la Vierge, recevait pendant la guerre les occupants nazis avec hauteur et condescendance pendant que dans les combles de la maison elle cachait, dès qu’il le fallait, des résistants et des aviateurs anglais.
Ernest était un fervent catholique, un croyant qui avait dépassé ses doutes et, d’un commun et tacite accord, nous décidâmes de ne jamais aborder la question de dieu dans nos interminables discussions. Nous pouvions débattre de tout, sauf de ce qui nous diviserait assurément. Cet aristocrate républicain (sic) abhorrait les abus, la cuistrerie, le snobisme et l’égoïsme. Il m’enseigna l’humanisme bien au delà que je n’ai jamais su le pratiquer. Il mourut un jour d’une interminable maladie qui lui avait mangé sa vie à petit feu. Je sais qu’il tint à emporter dans sa tombe la seule lettre que je lui aie écrite et dans laquelle je lui parlais de tout ce que notre relation avait changé à ma vie. C’était une longue lettre …
Ernest adorait les forêts et il n’hésitait pas, en plein hiver, à sortir en pleine nuit la hache à la main couper les arbres qui gênaient le développement du bois. Il traitait le monde aussi comme une forêt, prêt à bien des sacrifices pour permettre aux êtres humains de s’épanouir.
Il me raconta parfois d’où venait sa passion pour les arbres. De mémoire, j’ai tenté de reconstituer cette histoire …





