Mon oncle disparu

Cela ne faisait aucun doute, mon oncle Philippe me faisait irrésistiblement penser à Jacques Tati dans Mon Oncle. Ses enjambées, ses costumes qui n’étaient jamais à sa taille, son air d’explorateur d’un monde qui a perdu le sens commun.

Mon oncle Philippe sortait directement de l’imaginaire poétique des années 50, un mélange de Prévert, de Tati, de Raymond Queneau et d’Isidore Isou.

La dernière fois qu’il s’est manifesté, il ne s’est simplement pas manifesté. C’était à la fin des années 80, aux funérailles de ma grand-mère, sa mère, petite momie rabougrie et terrorisée au fond d’un cercueil, sa mâchoire de pantin articulé définitivement serrée, crispée dans la mort.

Dans cette chapelle d’un hôpital d’Issy les Moulineaux, ceux qui restait de notre chiche famille était réunis dans un recueillement sans chagrin et sans joie devant la minuscule dépouille de celle qui, au nom des principes de la moyenne bourgeoisie, celle qui est assez riche pour se hausser du col, mais pas assez pour être élégante, avait consciencieusement distillé son miel et son fiel sur nos destinées.

Ma grand-mère aimait la blanquette avec des coquillettes, la peinture sur porcelaine et son grand fils, Philippe.

Et pourtant, Philippe était absent. Philippe n’était pas venu à l’enterrement de sa mère.

En fait, Philippe avait disparu et, aujourd’hui, trente ans plus tard, il n’a toujours pas reparu.

J’avais cinq ans quand je commençai à me rendre compte que ma mère adoptive m’emmenait régulièrement chez un couple de gens plutôt âgés, dans un grand appartement triste, bourré jusqu’à la gueule d’objets en porcelaine peints de chinoiseries en tous genre. Autant dire qu’on me tenait à l’œil, moi le gamin calme capable des pires sottises.

Je devais me tenir bien à la table couverte d’une épaisse nappe brodée, à déguster, tantôt la blanquette, tantôt le rôti. J’aimais bien le rôti car il venait avec une saucière magique qui permettait de verser le gras par un de ses becs et le maigre par le bec opposé.

Pour le reste, cela suait l’ennui et je devais rester là, coincé sur ma chaise, dans cette salle à manger trop petite pour que je puisse m’évader.

Mais tout changeait quand le grand Philippe était là. Le grand Philippe, oui, en 1958, mesurer plus d’un mètre quatre-vingts faisait de vous un géant, à l’instar de De Gaulle.

Le grand Philippe était là et, de sa voix trop haute, faisait des plaisanteries, raconter des choses étranges sur les pays qu’il avait visité. Immanquablement, quand il s’agissait d’un rôti, il me promettait la ficelle. La blague était usée, mais elle me faisait rire.

Et puis, il m’emmenait dans sa chambre.

Sa chambre, un capharnaüm d’objets étranges et de livres aux couvertures bigarrées, un lieu unique et mystérieux contrastant avec l’ennui méticuleux du reste de l’appartement.

Et là, Philippe me montrait des lanternes magiques, déployait des dioramas, me faisait découvrir des livres de voyage aux illustrations bariolées et inquiétantes.

Il me racontait aussi des histoires qui font peur avec sa voix un peu haute et pleine d’intonations.

C’était pour cela que je me laissais docilement traîner chez ces deux personnes ennuyeuses dont, peu à peu, je me demandais qui elles pouvaient bien être pour être si amies avec ma mère et n’être jamais invitées chez nous.

A Noël, ils me couvraient de cadeaux, des jouets en métal, beaux mais un peu défraichis et qui ne ressemblaient à aucun des jouets que recevaient mes copains. Philippe, lui m’offrait des trucs neufs, mais tout aussi étranges, comme un disque en vinyle (en ce temps-là, les disques étaient encore en cire pas flexible du tout), étonnamment flexible, de couleur rose et qui racontait, en anglais, hélas les aventures d’Aladin.

J’allais donc sans trop barguigner chez ces gens étranges parce que Philippe mettait de la magie dans ma vie.

Les années ont passé. Et quand, fouillant dans le tiroir interdit de ma mère, je suis tombé sur les papiers de mon adoption, l’évidence m’a fulguré et, à quatorze ans, j’ai commencé à détester le monde.

Il m’a fallu deux ans pour m’en remettre un peu et pour dévaster la vie de ma mère, de mes proches, de tout ce qui passait.

Sous la pression d’un de mes camarades, j’ai appelé mon père qui s’est empressé de m’expliquer qu’il n’avait surtout pas envie de trop me connaître. Ce faisant il me suggéra d’appeler son frère Philippe qui devait me connaître et serait enchanté de passer quelques moments avec moi.

Et c’est ainsi que Philippe refit son entrée dans ma vie, en 1968.

Je fis aussi mon entrée dans la sienne en me rendant, à peu près chaque semaine, dans son studio qui était attenant à l’appartement de ses parents, à Neuilly. Son père et sa mère avaient déménagé pour un chez eux notablement rétréci et mal fichu. Mais la simple porte qui séparait les séparait du studio de leur fils avait dû être un facteur décisif à leur choix.

Le studio de Philippe était un lieu inimaginable. Imaginons simplement une pièce de vingt mètres carrés contenant un lit assez étroit, une bibliothèque, un piano mécanique, de nombreux coussins, une selle de chameau, une armure de samouraï, soixante manches de kriss, un petit millier de livres rares, une dizaine de tapis venus de tout le Maghreb, un gros électrophone et des centaines de disques (les 33 tours), des dizaines de marionnettes de Java, divers instruments de musique tels que des gongs, des tambours, un balafon, des instruments à corde d’Afrique et d’Asie, quelques masques africains dont un exceptionnel masque dogon. On pouvait aussi admirer quelques praxinoscopes et instruments d’illusions optiques datant du début du siècle (le XXème) ou un dinosaure qui crachait de la fumée en hurlant et se déplaçant, les yeux clignotant en rouge … Je dois oublier pas mal de choses. Sur les murs, pas de tableaux (en tous cas, pas encore), mais des tapis et des masques et des parures diverses.

Philippe parvenait à m’y recevoir en même temps que quelques-uns de ses amis avec lesquels nous buvions de la vodka polonaise à l’herbe de bison et écoutions Areski et Fontaine, de la musique russe ou kabyle. Cela sentait le cuir mal tanné, les Kreteks et les bidis, l’alcool et l’encens. Sans compter l’odeur de ma pipe.

Ses toilettes étaient accessibles, mais pas sa salle de bain où la baignoire était ensevelie sous les livres et la cuisine envahie de caisses et d’objets relégués. La porte lui donnant accès à l’appartement de ses parents se justifiait pleinement, quoiqu’elle fût toujours fermée.

Philippe recevait ses amis et les emmenait, un peu plus tard, dans Paris, vers des restaurants maghrébins, africains, asiatiques ou russes. Il nous emmenait aussi sur les bords de la Marne, à la brasserie alsacienne du cirque Medrano ou au Train Bleu (du temps où c’était encore une brasserie Lyonnaise). Bien entendu, aucun de ses amis n’avait les moyens de payer aussi Philippe réglait sans hésiter de copieuses additions pour six à huit convives, dont moi, qui trouvions cela parfaitement normal. Philippe ne savait pas conduire, donc nous nous déplacions tous en métro, nous faisant remarquer par des voyageurs médusés par nos pantalonnades.

Un exemple : nous réservâmes deux tables dans une brasserie bien tenue, deux tables qui se révélèrent juste assez éloignées l’une de l’autre pour notre jeu. Un jeu qui consista à susciter une dispute très virulente entre les deux tablées. Échange d’insultes surréalistes, griefs absurdes, déclarations furieuses. Panique des tenanciers et des autres clients qui, quand même plus futés que les serveurs, commencèrent à rigoler franchement à nos invectives délirantes.

A la fin de ces fêtes, je rentrais chez moi à pied depuis Neuilly, en chantant à tue-tête pour me donner du cœur à la marche.

Philippe gagnait très bien sa vie. Psychologue expert dans une société d’aide au développement, à la formation et au recrutement de personnel pour des compagnies pétrolières, il était fort bien rétribué. Mais il passait aussi la moitié de l’année entre la Côte d’Ivoire, l’Algérie, la Mauritanie ou l’Indonésie. Durant ses voyages, son salaire lui était versé en France, mais aussi sur place, tandis qu’on lui procurait un appartement et des indemnités de repas. En clair il gagnait trois fois son très bon salaire.

Philippe n’était pas porté sur l’élégance et il ne lui serait pas venu à l’esprit de s’acheter un costume. Il finissait ceux de mon père qui outré de sa tenue les lui refilait. Cela ne tombait pas très bien, mais Philippe s’en fichait absolument. Je l’ai connu des mois avec une veste dont la poche déchirée pendouillait.

Il n’avait besoin de personne pour s’occuper de son studio. Sa mère était la seule personne qui pût épousseter les merveilles de son antre sans rien briser.

Philippe, en rentrant à Paris, trouvait un compte en banque bien garni et fort peu de dépenses à faire, sinon d’inviter ses amis et, par voie de conséquence son neveu.

Un peu plus tard, mon père eut particulièrement à cœur de m’insuffler des jolies idées de droite.

Philippe était l’antidote. Sa conscience politique était une mosaïque d’idées dispersées et surtout gouvernée par l’art et la poésie. Il ne militait pas, il n’adhérait à rien, mais ne dédaignait pas de recruter pour les clients de sa société de joyeux gauchistes ou membres de la Ligue Communiste. Juste pour voir.

Lors du déjeuner annuel où tous les membres de la famille qui s’évitaient toute l’année se réunissaient autour d’une choucroute, il semait la panique en promettant la révolution pour l’année qui venait. Exaspération de mon père, de mon grand-père, de mon grand-oncle ! De sa voix de fausset haut placée, il s’emportait et affligeait les dames. Et moi, je rigolais en douce.

A mes yeux, dans mon imagination, il existait deux Philippes. Un Philippe parisien, rêveur dégingandé accompagné de ses amis aussi étranges que lui et qui, au prix de couteuses agapes, formaient sa cour. Mais aussi un Philippe inconnu, mystérieux, presque ténébreux. C’était le Philippe qui arpentait les territoires de Dogons, des Bataks, les déserts et les jongles. Je n’en voyais que des manches de kriss, des masques, des marionnettes que j’imaginais issues de lieux furieusement hostiles. Philippe ne parlait jamais de sa vie au loin. Il avait connu certains de ses amis au cours de ses voyages. Je savais qu’il avait aussi une famille à Alger. Mais rien ne filtrait au-delà de ces vagues rumeurs.

« Tu fais quoi cet été ?

– euh, rien, je ne sais pas …

– Tiens, regarde ça. Dis-moi ce que tu en penses ».

Ce faisant il me tendit un livre au format à l’italienne joliment relié. A l’intérieur, des illustrations à l’encre de Chine se déployaient en longues bandes sur lesquelles on pouvait lire Moscou, Novossibirsk, lac Baïkal, Irkoutsk, Vladivostok.

C’était une édition rare de la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars.

« Tu veux venir ?

– Je ne sais pas, je n’ai pas d’argent.

– Je paierai les transports et les hôtels, trouve ton argent de poche. Demande à ton père ».

Mon père tiqua sérieusement devant l’énormité du projet puis il m’offrit de me donner un franc pour chaque franc que j’aurais gagné en travaillant. Nous étions en mars, ce n’était pas gagné.

Mais c’était compter sans Philippe qui me fit engager dans sa société avec un contrat d’un an pour contribuer à l’écriture d’un manuel sur la programmation informatique en enseignement programmé. Nous étions en 1971, j’avais vingt ans et il venait de me décrocher la lune pour m’entraîner au bout du monde.

J’étais frémissant d’enthousiasme car, en plus de faire presque le tour du monde, j’allais connaître l’autre Philippe, l’explorateur mystérieux.

Le voyage dura quarante jours et fut ponctué d’une avalanche de déconvenues et d’aventures insolites.

Tout d’abord, son objet fut perdu d’emblée puisque dix jours avant le départ, on nous fit savoir que le Transsibérien ne circulait pas en raison d’inondations à Irkoutsk. On changea le programme et nous décidâmes de passer une semaine en Pologne.

Nous prîmes le train à 15h36 à la Gare du Nord. Une heure plus tard, un contrôleur bougon nous fit savoir que nous nous étions trompés de train : le nôtre aurait dû partir à la même heure, mais de la gare de l’Est. Taxe à payer pour traverser la Belgique.

Nous passâmes notre semaine à Varsovie chez un sculpteur et sa famille. Ils nous conduisirent à la gare et bourrèrent le coffre sous la banquette de notre compartiment de toutes sortes de victuailles, de quoi manger près d’un mois !

A Bologoïe, le contrôleur de la frontière, la mitraillette en bandoulière, nous fit remarquer qu’il y avait à manger un Union Soviétique.

Arrivés à Leningrad, nous ratâmes notre guide et nous nous perdîmes consciencieusement dans la ville avec nos pesantes valises. Heureusement un gamin, en tenue d’écolier anglais, nous indiqua le chemin.

Arrivés à l’hôtel, l’agent administratif constata qu’il y avait une rature sur les bons de séjour. Il décréta qu’ils n’étaient pas valides. D’autant plus que nous n’étions pas accompagnés de notre guide. Nous pouvions habiter dans les hôtels en Russie, mais pas y manger. Bien entendu, nous avions peu d’espèces et les restaurants ouverts aux étrangers étaient hors de prix. Nos quinze jours en Russie furent ruineux.

La carte de crédit de Philippe était très limitée et nous épuisâmes bien vite les réserves.

Arrivés à Nakhodka, nous embarquâmes sur un petit paquebot vétuste avec 23 nationalités de passagers. Le lendemain, en traversant le détroit du Japon, le navire affronta une formidable tempête qui le faisait presque entièrement déjauger dans les vagues, sous un vent furieux et glacé. Le mal de mer avait vidé la salle à manger, mais Philippe et moi avions faim. Aux 5 ou 6 convives, on fit servir de caviar. Bien entendu nous n’y touchâmes pas.

Arrivés à Tokyo, nous n’avions presque plus d’argent et il fallut ruser pour pouvoir manger car seul le breakfast était inclus dans la réservation d’hôtel. La solution était de s’inscrire dans des tours que la carte de crédit pouvait payer. Nous passâmes 10 jours à sillonner le Japon, plus pour manger que pour seulement visiter un nombre incroyable de temples.

Malgré tout, il fallut sauter une nuit d’hôtel à Tokyo et nous passâmes une nuit blanche sur les bancs du parc de Ueno.

Le lendemain nous nous rendîmes à l’aéroport pour attendre notre départ dans le hall. Seconde nuit blanche. Nos valises étaient à l’abri dans une consigne automatique. A minuit, la serrure de toutes les consignes fit clic. C’est ainsi que j’eus le privilège de faire la manche à Tokyo.

Notre réservation sur le vol pour Bangkok était erronée.

On nous assigna six sièges en première classe. Pour une fois, c’était dans le bon sens. Nous fûmes même tenus pour extrêmement généreux pour avoir cédé quelques-uns de nos sièges à des passagers surnuméraires. De Tokyo à Okinawa, puis d’Okinawa à Hong Kong, puis de Hong Kong à Bangkok, on nous servit de plantureux repas pleins de mets raffinés, de vins millésimés et de vieux alcools. Nous étions pompettes en nous posant à Bangkok.

Il nous restait en tout et pour tout quelques dollars et une grosse tablette de chocolat. Après deux jours, nous nous séparâmes. Philippe partit pour Katmandou et moi je rentrai directement à Paris. Chacun emporta sa moitié de la tablette.

Ce voyage m’apprit deux choses sur Philippe. Il n’était pas forcément le voyageur le plus chanceux du monde. Il faisait partie de ces gens dont les trains ne partent jamais à l’heure, maladie extrêmement contagieuse.

Il passait aussi jusqu’à trois heures par jour à écrire d’interminables lettres à sa mère. Et cela m’exaspérait car il ne me restait plus qu’à attendre qu’il émergeât de sa fièvre épistolaire. Et chaque jour, d’épaisses liasses de papier s’envolaient vers la France pour y disparaître à jamais. Je découvris ainsi que Philippe était lié à sa mère par un cordon ombilical gros comme une chaine d’ancre. Pour son malheur.

En travaillant dans la société de Philippe, je fis la connaissance de Violetta, une belle Basque Espagnole nantie d’une petite fille aux yeux charbonneux. Violetta était belle, drôle, intelligente et douce. C’était la première fois que je voyais une femme proche de Philippe. Bien entendu, dans sa cour, on croisait de-ci de-là, des filles aux allures de psychologues dans les services sociaux. Des têtes de militantes, totalement asexuées.

Violetta n’était pas asexuée. Elle était flamboyante. Elle différait aussi des autres amis de Philippe car elle nous invitait chez elle et nous servait de prodigieuses paellas.

Pendant des années, Philippe et Violetta furent inséparables. Il était courant que je les retrouve soit à Neuilly ou dans l’appartement de Violetta près de la place de Clichy.

Nous allions aussi la voir et l’écouter chanter et danser à ses concerts. La vie de Philippe se conjuguait avec Violetta.

Puis le conte de fées se gâta.

Ils rompirent brutalement et Violetta disparut de sa vie, puis de la mienne car je l’avais revue encore, plusieurs fois. Ce n’est que bien des années plus tard que la vérité me fut contée : la mère de Philippe, ma grand-mère, cette petite chose à la mâchoire de pantin, à laquelle il écrivait d’interminables épitres, s’était prise de détestation pour cette femme étrangère, libérée, divorcée avec un enfant.

Elle avait joué de toute son influence pour interdire à Philippe d’épouser Violetta et il avait cédé.

Philippe n’avait pas tout perdu de sa magie. Il était simplement exotique, étrange, intéressant. Quand je venais le taper pour refaire un peu mon compte en banque, il ne discutait jamais la somme demandée. Il se contentait de me demander « une œuvre » dont il me proposait le titre. C’est ainsi que j’eus à inventer l’Antilivre, Le Livre Absolu, Le Livre Total, Le Cadre Sans Emploi. 
Chacun de ces objets me demandait un travail considérable d’imagination et des efforts de bricolage très au-dessus de mes moyens. Le Livre Absolu était, s’après mon souvenir, un livre tout blanc planté entrouvert dans une plaque de béton. Une rampe de lumière noire également plantée dans le béton révélait sur les pages un texte incompréhensible. Philippe recevait l’objet, l’examinait, le critiquait et, au bout du compte me faisait un chèque. Je savais vite s’il avait vraiment aimé mon œuvre car, dans le cas contraire, elle disparaissait au fond de la salle de bain au milieu des monstres relégués.

Mais Philippe ne manquait jamais de me réclamer des œuvres et de me les acheter à prix d’or.

Puis, peu à peu, nos relations se distendirent. La disparition de Violetta l’avait précipité dans la quête frénétique d’une âme sœur. Je découvris qu’il faisait la cour aussi à mes petites amies, ce qui jeta un sérieux froid dans nos relations. Il trouva une bonne raison de ne pas être présent à mon mariage. J’étais devenu adulte, j’entrai à grand pas dans le monde normé, il demeurait exotique, à distance.

C’est presque par inadvertance que nous fîmes connaissance, Jackie et moi, sa nouvelle amie, Elisabeth.

C’était une grande femme, une intellectuelle engagée dans mille causes. Elle était accompagnée d’un gamin tout pâle qui ne quittait jamais ses jupes (enfin ce qui en tenait lieu). Je me retrouvais tout petit garçon à le voir prendre soin du gamin comme il l’avait fait pour moi.

Je n’aimais pas Elisabeth, ses grands principes, ses sourires forcés, son ton autoritaire avec un Philippe sérieux et prudent. Ils se marièrent au bout de très peu de temps.

Nous fûmes invités dans un restaurant de la place du Tertre qui avait été réservé pour la fête. L’endroit était plein des amis d’Elisabeth, aucun ami de Philippe, personne de notre famille, en particulier pas sa mère. Sa mère qui avait interdit à Philippe d’épouser Violetta.

On nous fit asseoir à la table où siégeait Leonid Plioutch, le dissident soviétique, à qui les invités faisaient une cour insistante. Au bout d’un moment, le Russe me fit demander s’il était exact que je travaillais sur les feuilletons télévisés. Je lui dis que oui. Alors il me demanda avec un évident intérêt ce qui faisait le succès de Dallas. Ma réponse, très influencée par l’abus de vin, sembla l’intéresser.

Nous ne revîmes jamais Philippe. Des rumeurs disaient qu’il avait déménagé, qu’il avait tout vendu, qu’il ne restait rien de ses collections, autant dire de lui-même, qu’il était à l’étranger, que sa femme l’avait ruiné.

On savait qu’il ne s’était pas opposé à ce que l’on place sa mère dans cet hospice d’un autre âge et qu’il ne lui avait rendait jamais visite.

Il ne vint pas aux funérailles de sa mère. Il ne donna jamais plus signe de vie. Il devrait avoir bientôt cent ans …

Il s’appelle Philippe Bossard … si quelqu’un l’a connu …

Ernest Dupuy, dialogue avec les arbres

Les Dupuy, c’était cette famille extrêmement policée qui habitait sur le même palier que nous dans notre immeuble de Neuilly. Alors que ma famille était bruyante, rigolarde, s’engueulait avec bruit, faisait la fête et déversait dans tout l’immeuble les échos de soirées animée, rien de plus que des murmures et des sourires aimables émanaient de chez les Dupuy qui nous fréquentaient comme un mal nécessaire et que je tenais pour l’antichambre de l’ennui. Leurs enfants semblaient avoir été dessinés par Botticelli, les rencontrer c’était visiter les Offices. En ce début des années 70, ils semblaient écrits par Chateaubriand et moi je fréquentais la faculté de Nanterre, complexe universitaire.

Ce fut donc la mort dans l’âme que je fus prié d’aller rencontrer Ernest Dupuy pour qu’il me conseille dans ma quête d’un emploi. Il me reçut dans un bureau anonyme d’une banlieue triste. Il me demanda de lui expliquer ma situation, puis me parla pendant deux heures. Finalement, il me demanda ce que je faisais la semaine suivante. C’est ainsi que je partis avec lui pendant des années à lui servir d’assistant dans des stages de formation aux relations humaines et commerciales. Cet homme délicat, au regard bleu et au verbe précis et élégant, prenait un plaisir certain à entraîner le petit personnel des grandes entreprises à résister aux abus de pouvoir et mesquineries de cadres certains de leur pouvoir. Quant aux cadres, surtout quand ils étaient imbus de leur pouvoir, ils les poussait dans leurs pires retranchements afin de leur faire prendre conscience des inconvénients d’être un mauvais chef. Pour parachever le traitement, il emmenait les plus robustes en forêt et leur mettait une hache dans les mains pour qu’ils s’essaient à abattre quelques arbres morts. L’épreuve tournait facilement à la leçon de vie.

Pendant de nombreuses années, Ernest m’invita à aller avec lui à Richemont, sa propriété du Poitou où nous vivions seuls dans une grande maison froide et partions marcher interminablement dans la campagne en refaisant le monde. Nous croisions parfois un paysan du coin qui engageait la conversation et nous invitait à boire la goutte chez lui. Une fois repartis, Ernest m’expliquait pourquoi le paysan ne m’avait ni salué ni adressé la parole : « tu n’as pas de parent au cimetière d’ici, tu n’es personne ».

La famille d’Ernest, celle de Ghislaine son épouse douce et inflexible, était une icône de l’Ancien Régime. La grand-mère, « Maman Billette », qui distribuait à tout un chacun des images de la Vierge,  recevait pendant la guerre les occupants nazis avec hauteur et condescendance pendant que dans les combles de la maison elle cachait, dès qu’il le fallait, des résistants et des aviateurs anglais.

Ernest était un fervent catholique, un croyant qui avait dépassé ses doutes et, d’un commun et tacite accord, nous décidâmes de ne jamais aborder la question de dieu dans nos interminables discussions. Nous pouvions débattre de tout, sauf de ce qui nous diviserait assurément. Cet aristocrate républicain (sic) abhorrait les abus, la cuistrerie, le snobisme et l’égoïsme. Il m’enseigna l’humanisme bien au delà que je n’ai jamais su le pratiquer. Il mourut un jour d’une interminable maladie qui lui avait mangé sa vie à petit feu. Je sais qu’il tint à emporter dans sa tombe la seule lettre que je lui aie écrite et dans laquelle je lui parlais de tout ce que notre relation avait changé à ma vie. C’était une longue lettre …

Ernest adorait les forêts et il n’hésitait pas, en plein hiver, à sortir en pleine nuit la hache à la main couper les arbres qui gênaient le développement du bois. Il traitait le monde aussi comme une forêt, prêt à bien des sacrifices pour permettre aux êtres humains de s’épanouir.

Il me raconta parfois d’où venait sa passion pour les arbres. De mémoire, j’ai tenté de reconstituer cette histoire …

Ma mère et le roi Macoco

J’ai entrepris de rédiger une autro-biographie : c’est à dire une biographie de ceux que j’ai connus, côtoyés, aimé et détestés, mais dont la vie et la personnalité m’ont marqué en bien, en mal … C’est une invitation à connaître ma vie en passant par les autres.

Un des chapitres de cette oeuvre impérissable est consacré à ma mère adoptive avant qu’elle m’eut adopté. Si je peux raconter cette histoire, c’est en colligeant les rares récit qu’elle m’en avait fait et en consultant ses photos, les lettres qu’elle avait conservées et les encore plus rares anecdotes racontées par ses amis de là-bas, de ce temps là. Donc, j’ai un peu inventé …

 » Sur les bords du Congo se dressent les bâtiments de Brazzaville. Une ville qui s’est dispersée au travers des cases sans jamais trouver une raison de former une cité. C’est la colonisation à l’état brut. Un mélange hétéroclite et sans projet de bâtisses coloniales aux élégances déjà surannées et de villages agglutinés.
Brazzaville n’est pas une ville, c’est une insémination artificielle de l’Afrique, l’Afrique noire, celle qui est si noire que nul ne saurait y voir grand chose. La puissance de la forêt tasse la ville près du fleuve. Les bâtisses coloniales comme les cases de terre et de palmes des indigènes.
Antoinette ne peut pas dormir. Elle est insomniaque depuis l’enfance. Elle ne saurait dormir car l’oppressent ses sentiments pour le Haut Commissaire. Elle ne saurait dormir car, pour la troisième nuit, les tamtams et les chants célèbrent la mort du roi Macoco.
Il y a longtemps qu’Antoinette n’est plus sous le charme incessant des rythmes lancinants. Antoinette est insomniaque et amoureuse. Elle est jeune, ambitieuse, exigeante, suspicieuse. Elle est en Afrique parce que l’Afrique est loin de ce qu’elle eût pu devenir. Antoinette est pleine de ses rêves et n’a jamais hésité à les mener jusqu’à leur accomplissement, ses rêves.
Antoinette est jeune, menue, jolie, intelligente. Si elle n’est guère instruite, elle s’est forgé une solide culture à l’éclectisme nourri de hasard et d’opportunités. Bonne secrétaire, courageuse, laborieuse, elle s’est faufilée jusqu’au cabinet du Haut Commissaire qui la tient en haute estime.
Tous ceux qui travaillent là sont unis sur leur archipel colonial. Perdus dans l’océan des forêts impénétrables, au milieu des fracassants orages et d’une population noire et dure comme l’ébène, ils ne sont plus en Afrique, ils deviennent l’Afrique. Et Antoinette semble à tous comme un soleil. Ardente mais inaccessible.
Mais le roi Macoco est mort et Antoinette ne peut pas dormir. Cela fait trois jours qu’elle ne peut pas dormir. Elle hésite en la transe des rythmes et l’insomnie. Le roi Macoco, elle ne sait même pas qui il est. Et puis Macoco, ça veut dire roi en langue du Congo, c’est donc le roi roi qui est mort … Elle se contrefiche qu’il soit mort. Elle n’a jamais eu de goût particulier pour l’exploration. Elle n’est pas là pour l’Afrique. Elle n’est là que pour ne pas être en France.
Les têtes d’ébène, les éléphants d’ivoire qui ornent sa chambre, sont à l’image de sa vision de l’Afrique. Du noir et du blanc. Ce qu’il faut supporter, ce qu’il faut espérer. Antoinette vise l’ivoire quand c’est l’ébène qui l’envahit.
Et les tambours ne cessent de résonner sur l’immensité du fleuve. En harmonique à leur battement sourd, les chants aigus des femmes éplorées percent la nuit pluvieuse, déclenchent les éclairs qui frappent la forêt. Hurlements.
Sous sa moustiquaire, sous la lampe vacillante, sur les draps moites de son minuscule lit, dans cet air humide que brasse sans espoir un ventilateur anémique, elle tente de lire un roman policier qu’elle a déjà lu, une épaisse revue aux pages cartonneuses qui étale des images de cauchemar sur les négresses à plateau, de femmes girafes et de vues ténébreuses des forêts qui s’abîment dans le fleuve. Dans ces épaisses revues, l’Afrique n’a pas de couleur, elle est noire, charbonneuse, effrayante.
Antoinette n’a pas sommeil, elle attend le jour. Épuisée.
Et dans cette attente qui se répète nuit après nuit, Antoinette sent que les lancinances des funérailles du roi Macoco la pénètrent et transforment son être. Une magie est en train de s’opérer. Elle le sent sans pouvoir décider si elle veut ou non de cette magie, si elle sera bonne ou mauvaise pour la destinée qu’elle se cherche. Les tambours, les chants, les cris de la nuit oeuvrent dans on insomnie comme autant de creusets de sa transformation.
Dans la nuit que déchirent de fulgurants éclairs sur un fond lointain d’un tonnerre incessant, elle entrevoit le fleuve de métal sombre qui reflète dans un lointain mortifère de hautes flammes qui dansent avec les tambours.
Le fleuve. La nuit, le fleuve est un Achéron, une frontière avec la mort, un au-delà où grouillent les crocodiles autant que les démons. Si le jour, il n’est que paresseux, gris, sournois au passage des longues pirogues, la nuit, il devient l’effroi. C’est par-delà le fleuve que se déroulent les funérailles, c’est d’au-delà des enfers que montent les interminables pulsations des rythmes lancinants. Cela a des relents de lèpre, de cannibales et de masques horrifiants. La main monstrueuse de l’Afrique semble prête à jaillir pour entraîner Antoinette dans les abîmes de son chaos.
Mais Antoinette n’a pas peur. Elle a simplement mal à la tête et voudrait dormir. Mais la migraine ne s’en va pas et le sommeil ne vient pas. Elle se demande simplement si ces funérailles dureront encore longtemps car trois jours, cela fait beaucoup, même pour un grand roi comme le roi Macoco.
Nous sommes en 1936. Pendant que la France sombre dans la dépression et soubresauts de la politique, Antoinette se trouve hors du temps, sidérée par l’éternité, fatiguée par l’insomnie, la chaleur et le bruit.
Demain, elle se fera invectiver à nouveau par son boy qui désespère de lui apprendre à conduire. Elle n’appuie jamais assez sur l’incinérateur. Tout finira, comme d’habitude dans un nid-de-poule.
Demain, il fera jour sur l’Afrique et, sous les pluies incessantes qui emplit les nids de poule d’une boue ocre rouge et gronde dans les arbres lourds, elle nourrira ses rêves d’exploratrice. Et, bien entendu, elle arrivera trempée, les pieds gadouilleux, au Haut Commissariat. Tout est moite et lourd à Brazzaville. L’air est animal, il rampe, gluant comme un serpent sous le fin coton des chemisiers, le long des jambes. Oui, pour Antoinette, les serpents sont forcément gluants et l’air est obscène.
Mais Antoinette est aux Colonies. Elle s’est éloignée de la suie de la vie de banlieue. Elle vit dans un monde aux parfums de conquêtes, loin des grisailles d’un Paris besogneux et hargneux. Et quand le bâtiment du Haut Commissariat se dresse devant elle, incongru dans sa solennité au milieu des luxuriances et des masures, elle se prend à rêver qu’elle se hisse vers la gloire. Antoinette est orgueilleuse. Pas très orgueilleuse, juste assez pour frémir un peu quand elle gravit les marches de ce monument.
Les tourments de la crise économique, les agitations prolétaires du Front Populaire sont loin, très loin. Ici, c’est l’aristocratie, l’odeur camphrée des bars où l’on vient habillé. Les alcools qui flamboient dans le cristal, les cigarettes Craven dans leurs boîtes de métal rouge, les maquillages de stars et les hommes élégants. Et l’on travaille à gouverner l’immensité. On se vouvoie, on se donne des surnoms chics. On l’appelle Tony. Antoinette est une jeune secrétaire, mais elle fait partie du monde. Sa bonne amie Suzanne se fait appeler Sweet Sue … Que de chemin parcouru en si peu de temps depuis Pontoise et l’appartement vétuste où elle vivait avec sa mère avec sa pension de veuve de guerre et son salaire de femme de service dans l’école du coin ! Que de chemin parcouru depuis les tristes pools de dactylos des compagnies d’assurance ! Que de chemin parcouru depuis les invectives graveleuses de ses frères qui sentent la limaille, le ciment et le vin ! Antoinette n’est pas snob, elle s’éduque. Elle ne méprise personne, surtout pas ses origines. Mais elle se sent bien dans ce monde.
Dans l’ombre tiède des vastes bureaux et des salons que brassent nonchalamment de lourds ventilateurs, elle se sait appartenir au Happy Few des puissants. Tout le monde se connaît. Plus que d’avoir un rang, on appartient à une confraternité qui paraît indéfectible. Antoinette se sent ainsi échapper à la trivialité pesante de ses origines. Il va de soi qu’elle espère bien rencontrer l’âme sœur. Une âme sœur, car Antoinette n’est pas de celles qui s’adonnent aux passades. Avant de l’approcher, on devra lui avoir écrit bien des poèmes et déclaré des passions absolues. Antoinette est aussi attirante qu’elle est dissuasive.
Le docteur de l’ambassade n’aura toujours pas le courage de lui déclarer sa flamme. Le Haut Commissaire oubliera de lui consentir un regard. L’Afrique continuera de lui distiller son oublieuse complicité.
Antoinette a du charme, toute petite comme on l’est souvent à cette époque, elle traverse la ville souvent entourée d’enfants en guenilles qui aiment l’entendre rire, encore plus recevoir des bonbons. Antoinette adore les enfants. La misère des adultes la touche peu, mais elle voudrait tout offrir à ces gamins qui se disputent ses mains.
Pourtant, les tambours creusent en elle une brèche insoupçonnée. Bien que depuis trois jours, ils lui aient vrillé les sens au-delà de son entendement, il lui ont aussi instillé son propre rythme, sa propre respiration. Le roi mort creuse dans son âme sa propre majesté. Elle ne le sait pas encore, mais le roi Macoco, mort parmi les morts, est en train de donner à Antoinette le rythme de sa vie.
Antoinette ne connaîtra plus beaucoup de bonheur. Mais peu importe, elle a entendu pendant trois jours le rythme qui mène la vie au delà des contingences terrestres. La magie des rythmes mortuaires opère sur qui veut les entendre. Pénétrée de cette incandescence qu’elle ne saura jamais expliquer, elle prendra appui sur elle pour gouverner son destin et triompher ans une secrète sérénité.
Avez-vous un jour entendu les tambours de l’Afrique résonner ? Ne serait-ce que pour quelques instants.
Pendant trois jours et trois nuits, ma mère les entendit. Elle me confessa que jamais plus après le monde ne fut le même. Peu importe d’où elle venait et où elle allait. Des mains obscures frappaient sur des tambours au son d’incantations profondes aux magies inimaginables. Son insomnie maladive lui imposa de n’en rien manquer.
Cinquante ans plus tard, elle les les entendait encore.
Que reste t’il de cette magie ? Moi.
Cette femme, si exigeante, n’eut jamais d’époux. Les hommes, aussi exceptionnels eussent-ils été, qu’elle avait côtoyés à Brazzaville, ne parvinrent jamais à conquérir son cœur. Beaucoup en furent désespérés et s’en remirent à l’expédient de l’amitié. C’est ainsi que je les ai connus.
Personne, jamais, ne parvint à conquérir le cœur exigeant à l’extrême, de ma mère adoptive. Le roi Macoco avait empli son cœur de gloire et de solitude à la fois.
C’était la fin de 1938, Antoinette décida de rentrer en France pour avoir la paix. »