Nous avions décidé de fêter dignement nos 45 ans de mariage. Toutes sortes de destinations s’offraient à nous : pas trop loin, pas trop chères, pas trop froides, pas trop chaudes, mais riches en tout. Notre choix s’est fait pour Rome que nous avions visité plus de quarante ans plus tôt et dont nous voulions connaître mieux l’âme et les mystères.
Ce fut un planning rigoureux, inspiré par de nombreux guides, des recommandations de l’intelligence artificielle, nos souvenirs et quelques Spritz.
Une visite tranquille, sans se presser, au rythme de notre âge qui n’aime pas la précipitation. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans la cité éternelle et qu’en un peu plus de cinq jours nous n’avons pas fait moins de soixante kilomètres à pied et beaucoup plus en bus et en tramway. De Spritz en Spritz, nous avons visité la plupart des quartiers (pas tous, loin de là), de cette ville où l’on se perd, même en allant tout droit.
Et ce fut une révélation.

CE QUE JE N’AIME PAS DANS ROME
Avant de parler de tout ce qui fait que Rome est la ville vraiment éternelle, surtout à mon cœur, je tiens à vous prévenir de ce qui est absolument déplaisant à Rome. Vous allez voir, ce n’est vraiment pas grand-chose.
Rome est une ville bruyante. Bruyante jusqu’à l’extase.
Les travaux, permanents, même de nuit, font résonner les chocs massifs. Les véhicules de secours sont hurlants au point qu’on se bouche les oreilles à leur passage. La moindre conversation entre romains ne descend jamais en dessous du niveau du hurlement. On sourit un peu, on se lasse vite.
Les pavés. Ah, ces pavés noirs qui s’étendent partout, souvent dépourvus de mortier de jointure et qui émergent de façon hectique d’une chaussée ondulante. Ça use, quand on ne se casse pas la margoulette.
Les transports. Un système sibyllin aux horaires chaotiques. Le métro est handicapé par les profondeurs archéologiques de la ville. Les itinéraires des bus sont plus mystérieux que les textes interdits des origines du christianisme. Leurs horaires, c’est pire.
Tout ça, vous le voyez bien, c’est rien du tout. Mais alors,
Les touristes (14 millions par an dans une ville qui ne compte que 2 millions de citoyens) sont des hordes de groupes venues de partout et suivant, hébétées, le fanion d’un guide qui serine dans leurs écouteurs des informations convenues sur les lieux qu’ils traversent, se précipitant pour prendre des selfies là où tout le monde les a déjà pris. Si on leur demande où ils sont, ils n’en savent rien. Ils sont à Rome.






Il suffit de s’écarter d’un peu de leurs principales rues infestés et grouillantes pour se retrouver dans la Rome douce et souriante et d’aller boire un Spritz sur une terrasse ombragée et tranquille. On y entendra bien un peu de musique, deux hommes se parler en hurlant, probablement quelques sirènes stridentes et quelques volées de cloches, car on est à Rome.
ROME EN PROFONDEUR
Rome est une ville qui s’étend entre ses sept collines et le long du Tibre. Le Tibre fait plusieurs méandres profonds et les collines sont en plein dans la ville. C’est presque comme Paris, mais Paris est clair, cartésien, organisé. Pas Rome !

Rome n’a pas connu de Haussmann qui aurait creusé des perspectives et engendré une logique entre les monuments et lieux importants. Alors Rome est totalement imprévisible. D’autant plus que le centre de la ville est occupé par la Rome antique qui se fiche complètement de la Rome moderne.
On a tendance à penser que la Rome antique a été arasée par la Rome moderne, mais ce n’est pas le cas. Les deux se sont imbriquées et, sur le mont Palatin, on découvre que des étages entiers demeurent formant un réseau de hautes galeries faisant penser à Piranèse.






























Chacun se souvient de Fellini Roma, la scène où, en creusant un tunnel du métro, les ouvriers découvrent une salle ornée de fresques magnifiques qui, soudain s’effacent au contact de l’air et de la lumière. C’est bien pour cela que le métro ne passe toujours pas par le centre de Rome et que l’on est en train de construire cette nouvelle ligne qui apparaît comme un exploit d’ingénierie, d’urbanisme et de culture.
La Rome antique et la Rome moderne n’ont rien en commun, mais sont obligées de coexister, l’une s’inscrivant dans l’autre.
La Rome d’aujourd’hui plonge ses fondations dans l’ancienne. Elle doit contourner les monuments, s’accommoder de leur conformation du relief et, désormais, après qu’on a construit pendant des siècles et démolissant la ville du passé.
Désormais, la Rome antique ressurgit, réémerge, s’expose aux regards, augmentant sans vergogne le désordre de la cité. Les fouilles, partout, ressuscitent la Rome des Césars, font jaillir l’extraordinaire puissance de la capitale millénaire.
Puis il y a les églises, plus de 900 ! à Paris, où il y en a beaucoup, il n’en est qu’un peu plus de cent. Autant dire qu’à Rome, chaque coin de rue offre une vue sur une église. Même dans notre hôtel, une porte discrète ouvre sur une église à laquelle il est adossé.
Dieu est omniprésent et les gens pour y croire sont légions, et cela va bien plus loin que la discrète bigoterie de mes concitoyens : on vient à Rome pour prier ! L’athée n’est pas en odeur de sainteté dans la ville éternelle.








A Rome, point de roman, point de gothique, l’art antique des basiliques vient télescoper l’art moderne de la Renaissance. Ce qui donne aux églises cet aspect caractéristique d’un long bâtiment de brique (antique), au toit en V (antique), au décor de marbre (moderne) et à la façade de marbre (moderne).
























A Rome, point de croisée d’ogive, pas de vitraux, mais des plafonds en or et des délires de marbre dignes de la Rome des Césars. Et c’est dans une de ces basiliques somptueuses que nous avons pu voir un mariage tout simple avec grand orgue, chœurs et curés en grand uniforme. On est à Rome !
Ah oui, contrairement à la Grèce adepte du marbre, Rome fut surtout fan de la brique et du béton. Cela a eu pour conséquence la multiplication des étages et la modularité, comme le Colisée.
Et partout, dans Rome, surgissent, dans les murs, les soubassements, les parois des immeubles modernes, les parois de briques de l’antiquité. Les toilettes d’un restaurant sont installées dans des catacombes.
DON RIGATONE A SU TAVOLA
Allez, on va l’appeler Don Rigatone. C’est le chef de la famiglia et personne ne lui conteste ce titre. Nous étions assis à la terrasse d’une trattoria proche du Panthéon quand il est arrivé, entouré de sa famille, quatre hommes et deux femmes. Les femmes minces et maquillées comme des voitures volées, les hommes massifs, bedonnants, le cheveux rare et gominé.
Don Rigatone s’est assis en bout de table, personne d’autre ne vient en bout de table et, seul Il Gattino s’est assis à sa droite, près de lui. Il Gattino, c’est le fils d’El Tigre, l’homme de main de Don Rigatone, qui est parti bien trop tôt, laissant son fils, si mignon, à la charge du chef de famille. Aujourd’hui, Il Gattino pèse cent kilos et a une mâchoire plus large que son front. Son regard ne brille que par son adoration aveugle pour le chef de famille.


Don Rigatone se fait apporter le menu. Personne d’autre ne lira le menu. Il l’ouvre un instant, visiblement indifférent aux dix pages de pizze, pinse, primi piati, secondi piati, pasta, contorni, antipasti, dolce, specialita, blablabla. Puis il engage une discussion avec le serveur sur la cuisson des pâte, la nature de la sauce, la présence de tomates et d’autres ingrédients. Et le loufiat apprend tout cela par coeur, pendant que le reste de la famille contemple tout cela comme on va à la messe.
D’un geste à chasser les mouches, agitant sa Rolex en or (fausse) et sa gourmette, il congédie le serveur et échange des regards entendus avec Il Gattino.
On leur apportera le plat convenu et chacun ne commencera à manger que quand Il Gattino confirmera que le chef de famille est content de ce qu’on lui a servi.
N’allez pas croire que c’est une situation exceptionnelle. Les menus de restaurants, à Rome n’ont rien à envier de ceux des restaurants chinois des années 80. Ils offrent tous les mêmes plats en mille variations. Tous les mâles romains ne peuvent s’empêcher d’exiger leur propre version d’un de ces plats au travers de discussions souvent interminables, sonores et accompagnées de grands gestes, sans que cela n’étonne ou n’irrite les serveurs. On est à Rome.
ROME DU JOUR, ROME DE NUIT
Rome n’est pas une si grande ville. J’imagine qu’elle n’est pas beaucoup différente de Paris. Mais c’est une ville compliquée, désordonnée, une ville où même les lignes droites ne vont pas vraiment droit. Et comme ça monte et que ça descend, il n’est pas impossible que là où vous allez se trouve plusieurs (dizaine de) mètres au-dessous ou au-dessous de vous.
















































Beaucoup des places de Rome sont triangulaires, votre rue bifurquant en deux rues plus étroites et allant dans des directions totalement différentes. Sachant que les noms de rues n’apparaissent que de manière aléatoire, il n’est guère difficile de se perdre dans la cité éternelle. Le fait que ces ruelles tortueuses se ressemblent toutes n’arrange rien.















La ville devient un jeu de pénombres aux tons bistre, ocre, adoucissant le relief des bâtiments. La profondeur de l’obscurité donne à l’architecture des airs de fresque.
MANGER À ROME
Manger à Rome est à la fois extrêmement facile et frustrant.
Le nombre de restaurants et considérable, proche du nombre des églises, c’est-à-dire presque mille. Ce sont des trattorias, des osterias, des pizzerias. Quoi qu’il arrive, le menu est presque toujours aussi épais que l’annuaire et parfaitement similaire à celui de tous les autres restaurants.
Il y a quatre sortes de pizzas :
– La pizza en portion que l’on achète dans des magasins qui la vendent au mètre, chaque variété formant un long ruban sur le comptoir.
– La pizza romaine qui est caractérisée par une pâte très fine, croustillante, un peu brûlée sur le pourtour car elle cuit deux fois plus longtemps que la pizza que l’on connaît et à plus faible température.
– La pinse qui est une pizza ovale faite à partir d’une foccacia. Plus épaisse, et moins grande, elle fait la part belle à sa garniture.
– La pizza napolitaine (au sud, presque en Afrique) qui ressemble à nos pizzas de chez nous et que les Romains tiennent pour aussi exotiques que la cuisine chinoise.
La plupart de ces pizzas est raisonnablement bonne, mais on est loin du grand frisson.
Alors, les pâtes ?
On ne devrait manger que des pâtes à Rome car elles sont toujours parfaites, délicieuses et agréablement présentées. Toujours al dente (bien plus que par chez nous), elles sont faites de pâte fraîche (qui m’a dit qu’au sud, c’était le monde des pâtes sèches), elles sont mélangées à la sauce et inondent de parfum. Elles sont souvent trop salées.
Mais, le reste, alors ?
Eh bien c’est le monde de la déception culinaire. Quand on me dit que cette cuisine, il faut l’acheter pour ce qu’elle vaut et la vendre pour ce qu’elle dit valoir pour devenir riche, je pense qu’on a raison.



























Les frituras sans sauces, grasses et peu fournies, les plats en sauces ternes et fades, les salades sans assaisonnements, les dressages moches, les saltimboccas et autres viandes cachant leur misère sous des sauces farineuses, les salades à l’esthétique de cantine.
On trouve peu de restaurants étrangers. Le rare restau chinois fut une expérience éprouvante (plus de 20 piments oiseaux dans une seule portion de soupe). L’Italie est peu ouverte à l’exotisme. Et l’exotisme, c’est la cuisine napolitaine quand on est à Rome. Cela explique peut-être que la plupart des restaurants offre presqu’exactement le même menu que leurs voisins. Au moins, cela rassure les touristes venus du monde entier, un monde entier où l’on trouvera partout des pâtes et des pizzas.
Dès que c’est pas des pâtes, la bouffe à Rome, c’est pas bon, que ce soit à vingt euros ou à cent euros. Il existe des restaurants hors de prix qui offrent de la gastronomie. J’ai essayé une fois. Le grand patron d’origine autrichienne qui m’avait invité en même temps que mes confrères, quand il contempla l’addition, déclara « elle va être difficile à faire passer, celle-là ». C’était un repas d’empereur romain, au tarif digne d’Auguste…
Heureusement, on se ratrappe avec le Spritz !
LES VISAGES DE ROME
Qu’ils soient italiens ou étrangers, les visages que l’on voit à Rome sont souvent remarquables. Au lieu de la moyenne uniforme d’un consensus social, Rome offre sans vergogne une foisonnante diversité d’apparences voulues ou subies.
Il ne se passe pas une heure sans que l’on découvre quelqu’un qui expose sans complexe sa singularité.
Cela va de la vulgarité la plus affirmée à l’élégance la plus raffinée, de la beauté enchanteresse à la misère cruelle, de l’extraversion exubérante au recueillement mystique.
Rome est une ville d’expression. Les gens se laissent voir, se montrent et se réjouissent qu’on les voie.
Rome est une ville bienveillante ou, qu’on soit romain ou pas, il suffit d’un regard pour qu’on se parle, qu’on noue d’éphémères amitiés qui sont dans l’âme de la ville.
Si une personne trébuche, trois autres se précipitent pour l’aider à se relever. Si on se sent perdu, quelqu’un vient tout de suite vous montrer le chemin. Lorsqu’on a volé le sac de Jackie, deux policiers sont devenus des Starsky & Hutch pour l’aider à retrouver (en vain) ce qu’on lui avait volé. Dans les rues, les voitures de polices toussent pour se frayer un passage dans la foule, s’avançant sans se presser parmi les passants. A Rome on ne se presse jamais.
Les rues ne sont pas piétonnières, mais les voitures savent avancer sans jamais bousculer les passants.
Et cette jeune serveuse pleine de charme qui m’embrasse pour lui avoir dit qu’elle était belle comme l’âme de Rome. Je me souviendrai d’elle sans connaître son prénom.
Bien entendu, il y a aussi des gens aux apparences vulgaires, extravagantes, mais au lieu d’irriter, ils nous renvoient à Fellini, à De Sica, à Dino Risi. Ils sont trop tatoués, trop maquillés, trop bijoutés, trop bruyants, trop tout et ils ajoutent à Rome une part de leur piquant.
Il y a aussi ces gens un peu idiots et absurdes. Telle cette gardienne de musée qui exige que l’on contourne une barrière alors qu’il n’y a personne, ce conducteur de tramway qui exige que l’on contourne le véhicule pour entrer par la porte opposée alors que toutes les portes sont ouvertes et qu’il n’a personne ni dedans, ni dehors. A ce moment on se dit que les fonctionnaires ont envahi le monde.
On croise ces gens déformés par la vie qui affrontent sans faillir la difficulté de subsister.
C’est vrai que Rome est admirable, mais ce sont les Romains qui la rendent adorable.
LE CHIC ROMAIN
La Rome d’aujourd’hui est une cité propre sur elle. Malgré les graffitis, les panneaux de circulation étrangement tordus et couverts d’autocollants, les rues de Rome sont d’une propreté exemplaire, sans cesse nettoyées et rarement souillées comme le sont les rues de Paris et de bien de grandes villes.



Il y a quarante ans, j’avais découvert une ville noire, grouillante de Vespas et de petites bagnoles brinquebalantes.
La Rome d’aujourd’hui est lumineuse. Tout ce qui peut être ravalé et blanchi l’est assidument, jusqu’à la Bocca della Verità qui est passée du noir au blanc, tout comme le Colisée.
Ce souci de l’impeccable s’accompagne d’un soin particulier apporté aux détails. Le moindre restaurant de banlieue voit ses tables couvertes de nappes blanches recouvertes d’une seconde d’une autre couleur.
































Si l’on vous sert à boire, on ne manquera pas de vous apporter des amuse-gueules. Le bol de cacahuètes est posé dans une soucoupe sur des petites serviettes et les cacahuètes elles-mêmes sont sur une autre serviette en papier.

Si vous achetez le moindre objet, il sera emballé dans du papier de soie, mis dans une boite, puis dans un sac scellé et enfin dans un sac en plastique pour pouvoir le transporter.
Chacun prend soin de sa tenue, même les plus modestes. On reconnaît le touriste à ce qu’il est mal habillé et l’entrée des lieux saints et des musées est interdite aux gens trop peu vêtus.
Même les policiers sont bien habillés et fiers de l’être.
Ce soin considérable à être élégant n’est pas sans conséquence. On a tendance à être plus poli quand on est bien habillé. C’est pas pour rien qu’on dit que l’habit fait le moine.
Le moindre flic, gardien, serveur, peut s’offrir le luxe d’être grand seigneur et si l’on compte le caractère débonnaire des Romains, alors on peut s’attendre à être toujours bien traité. Ce qui rend cette ville d’autant plus plaisante.
Ce chic est mis à mal dans le Trastavere qui, à se présenter comme un quartier populaire, prend plutôt des airs de piège à touriste, bondé et plein de vendeurs à la sauvette. Cela se voudrait plaisant, c’est pénible.








ET LE VATICAN ALORS ?
Comme chacun le sait, le Vatican, ce n’est pas Rome, mais un état dans la ville. Y entrer est devenu un exploit éprouvant tant la foule est dense et les contrôles tatillons. Et quand on est rentré, on est canalisé comme un rat de laboratoire dans un itinéraire labyrinthique dont on ne peut s’échapper, où il faut avancer entre deux troupeaux de touristes avides de selfies et surveillés par des gardes prêts à tuer.
Entrer dans la basilique est inimaginable, donc je reste avac mes souvenirs d’il ya quarante ans et je pense que j’y gagne. la déambulation forcée fait qu’on ne peut rien vraiment voir et j’ai failli traverser les appartement des Borgia (fresques de Rafael) sans m’en rendre compte. Jadis, j’avais pu rester en paix, seul, à contempler ces chef d’oeuvre.
Le musée s’est beaucoup enrichi d’une extraordinaire partie égyptienne où l’on voit, en particulier, des sculpures de l’époque romaine à la croisée des styles. Rome et l’Égypte c’est une affaire de 2000 ans. Ce n’est pas pour rien que chaque place de Rome a son obélisque de la Concorde !






























MÉTAMORPHOSE
Il était inévitable que Rome ait une influence majeure sur ma personne et cela se voit sans ambiguité sur mes photos :
















Et, pour répondre à la question que je me pose toujours, j’y retournerai sûrement puisque tous les chemins mènent à Rome.












































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































































